Il ne pouvait cesser de penser à elle depuis sa disparition. C’est comme si tous les souvenirs accumulés resurgissaient soudainement. Où est-elle à présent? A quoi pense-t-elle? Se reverraient-ils un jour?
Ils se côtoyaient depuis bien des années, mais pourtant ne se connaissaient pas vraiment jusqu’à récemment. Ce n’est pas qu’elle le repoussait particulièrement, mais il s’agit plutôt des forces situationnelles qui ont fait que leur relation n’avait pas pu fleurir convenablement. Cependant, ils fréquentaient les mêmes individus, ce qui les amena à passer un peu de temps ensemble. Mais en dehors de ce fait, ils n’avaient pas grand-chose à se raconter. En somme, ils ne partageaient rien. Dans les rares occasions où ils se retrouvaient seuls, face à face, un lourd silence malaisé s’installait rapidement et leurs regards fuyants s’étaient jurés de ne jamais se rencontrer. Dans ces pénibles épisodes où ils attendaient impatiemment l’arrivée de leurs proches, il se contentait d’examiner sa paire de chaussures en frottant vigoureusement du pouce une souillure imaginaire pendant qu’elle en profitait pour envisager un intérêt nouveau dans l’observation et analyse des cumulonimbus qui habillaient le ciel bleu.
La mémoire fonctionne d’une manière passionnante. Elle peut être vue comme un rassemblement grossier d’un minuscule détail à l’échelle planétaire qui aurait pu échapper à n’importe qui, sauf à celui ou celle qui s’en souvient. L’attention est alors focalisée sur ce fragment insignifiant et le souvenir se construit autour de celui-ci. C’est pour cette raison que certains événements tiennent tant à cœur à l’un, mais que l’autre n’en ait rien à faire. La subjectivité de l’individu est alors en plein émoi. Sa perspective est le narrateur central de l’histoire qu’il se raconte.
Cette fois, en ce lieu si particulier, ses souvenirs l’avaient ramené à l’époque de son voyage avec Sylvie. Quelques années auparavant, il partit dans une de ces grandes villes où l’on parle anglais, sans même qu’elle ne soit la langue officielle. L’anglais « en langue d’adoption » pouvait-on entendre. Il trouvait ce concept ridicule. « Pourquoi l’anglais comme lingua franca? » se demandait-il. Peu importe. Ils étaient arrivés et entamèrent leur marche.
C’était la première fois qu’ils visitaient cette ville et elle était censée les rejoindre pour un jour, juste avant notre départ. Les premières journées et soirées se passèrent sans réelle encombre, Sylvie était facile à vivre. Ils vagabondaient de petites ruelles en artères principales en s’arrêtant dans les petites boutiques en coin de rue, en sortant parfois les mains vides, parfois encombrés de sacs papier remplis de babioles. Ils déambulaient les longues ruelles naïvement, comme deux nouveaux amoureux insouciants de l’existence même du malheur. Sans doute leur crédulité était enfantée par le doux parfum qui émanait des tavernes locales. Le charme de ce lieu ne se limitait pas à son architecture singulière: les individus qui y vivaient se montraient particulièrement agréables et avenants.
Un jour, Sylvie reçut un appel téléphonique. Il se contenta de laper son breuvage amer en l’observant du coin de l’œil. Elle regarda l’écran et grimaça subtilement, comme pour marquer la surprise qu’elle ne pouvait contenir. Après une courte conversation avec son interlocuteur, son regard se posa sur lui. « Je suis vraiment navrée, je dois m’en aller immédiatement. C’est une urgence. Je t’expliquerai tout demain à ton retour. Ne t’en fais pas, tout va bien se passer. »
« Ne t’en fais pas, tout va bien se passer », se répéta-t-il mentalement. Après un passage hâtif à l’hôtel, ils se dirigèrent à la gare principale. Elle l’enlaça longuement avant de faire demi-tour et de monter dans le train. Le monde se figea alors. Il se retrouvait là, de l’autre côté de la fenêtre, face à Sylvie qui le regardait avec un sourire niais. Son visage était harmonieux, mais une sensible douleur transparaissait à travers son sourire. Après un échange succinct de gestes amicaux et de paroles sourdes, il se retourna à son tour et alla s’installer dans la salle d’attente pendant que son train quittait silencieusement le quai. Elle devrait arriver dans 30 minutes.
Le temps ne s’écoulait plus de manière convenable. Plus rien ne lui échappait. Chaque élément composant l’environnement était sujet à examen complet et détaillé. Ses violents battements de cœur faisaient vibrer les molécules d’air abandonnant une agitation imperceptible qui alla percuter les murs crépis de la pièce. Il restait là, enfoncé dans un siège en plastique inconfortable. Comme ils n’avaient rien en commun, il était temps de créer des souvenirs. Il fallait laisser une trace de ce passage dans leur mémoire qui leur serait universel aux deux.
* * * * *
« Salut. »
« Salut. »
« Suis-moi, j’ai quelque chose à te montrer. »
Pendant notre marche en direction du lieu de mon choix, je luttais contre cette envie presque irrépressible de vouloir frotter mes chaussures neuves pendant qu’elle lançait des clins d’œil au ciel clair. Cette fois, personne ne viendrait briser le silence qui nous déstabilisait. Je la guidais comme un expert, comme si j’avais parcouru ces rues maintes fois, sans l’ombre d’une hésitation sur la décision des routes que je souhaitais emprunter. Une fois arrivés, nous nous posâmes en tailleurs sur l’herbe fraîchement tondue, face à face.
« Tiens. »
« J’en fais quoi? »
Je la regardais fixement dans les yeux, et nous étions tout deux piégés dans cet échange mystique. C’est comme si à ce moment précis, tout ne dépendait plus que de nous. Le monde pouvait être en train de s’écrouler, le lien que nous partagions était suffisamment intense pour resserrer ses fissures.
« Tu vas écrire quelque chose. Sur cette feuille. Ce que tu veux. Ce qui te passe par la tête. Ensuite, on enfermera ce message. Dans cette boîte. Et on l’ouvrira. Plus tard. Dans longtemps. »
Elle était belle. Ses traits étaient réguliers et soignés. Elle s’en donna à cœur joie. Une expression infantile se révélait sur son visage pendant qu’elle griffonnait la feuille, laissant une trace éternelle et incorruptible que même le temps ne saurait défaire. J’en fis de même de mon côté, en espérant qu’elle pourrait déceler le plaisir exquis que me procurait cette expérience.
« Voilà. »
« Merci. »
Je pliais les deux feuilles et les rangea délicatement dans la boîte. Si nous n’arrivions pas à communiquer verbalement, peut-être découvrions-nous une autre méthode de discours. Cette fois, elle s’est révélée de manière écrite. Après un léger dîner silencieux, nous avons finalement rompu notre ballade. Pendant que je la raccompagnais à sa chambre, je remarquais une tache sur ma chaussure. Le lendemain, je retournais à la gare principale pour retourner dans ma réalité, ne laissant derrière qu’un vague souvenir d’une expérience intense, mais incompréhensible avec cette personne.
* * * * *
Son esprit avait fini son voyage temporel et était de retour dans le bar où il était assis depuis trop longtemps. Il était accoudé contre le bar marbré et regardait fixement sa bière. La pièce était peu fréquentée pour une fois. Il pouvait y apercevoir un groupe de fils à papa trop bruyant. La genèse du brouhaha leur était rapidement et correctement attribuée. Un jeune homme transpirant s’effondre violemment contre le sol. « Encore un autre qui a trop bu », pensa-t-il. Sa solitude lui offrait généralement le temps d’observer les fréquentations du bar, mais cette fois, il n’y parvint que difficilement. Un poids insoutenable lui pesait sur la conscience. La vie ne pouvait poursuivre simplement son cours, tant sa disparition le perturbait. Où est-elle à présent? A quoi pense-t-elle? Se reverraient-ils un jour?
Il tenait dans sa main une petite boîte contenant deux messages. Et l’ouvrit.