Narcisse et Goldmund

C’est l’histoire de deux comparses, de deux mcs, ayant produit l’un des plus grands classiques du hip-hop français, et dont pourtant tout semble opposer. Car oui, derrière ce légendaire « Mauvais Œil » que beaucoup apposent au sommet de l’histoire du rap français, se cache cet étrange paradoxe, à savoir l’association de deux individus aux personnalités aussi farouchement différentes que sont celles d’Ali et Booba. Cette opposition se révèle de manière indéniable lorsque l’on s’attelle à mettre en miroir les couplets des deux rappeurs.

Passé l’intro, l’album s’ouvre sur le légendaire « Pas Le Temps Pour Les Regrets ». Ali ouvre la marche. Premier couplet.

 

Le monde est vaste

(…)

On y grandit en perdant l’innocence que chacun de nous possède à sa naissance

Combats nos faiblesses, fortifie mon mental

Sanctifie mon âme, mon essence

(…)

Né non pas pour vivre seul, cause au nom de l’universel

(…)

Quand les pulsions l’emportent sur la réflexion

 Les mots utilisés nous permettent de repérer aisément les thèmes abordés par Ali. Les références religieuses sont abordées et assumées, que ce soit dans la conception originelle de l’homme (l’innocence consubstantielle à chaque individu lors de sa venue au monde) ou dans la tâche que la parole de celui-ci doit remplir (parler au nom de l’universel). Les notions d’âme, d’essence et de sanctification y font également références. On perçoit également l’importance qu’Ali assigne à la Raison, en opposition aux « pulsions » primaires des individus, et enfin le vocabulaire « guerrier », nous transmettant cette idée que l’élévation humaine et spirituelle n’est possible qu’au terme d’un combat intime et intense.

Booba reprend au deuxième couplet.

 

Depuis le CP, les billes, je sais que c’est niqué

Donc je fais mon billet, si je dois te briser pour briller

Hors de portée, mort de rire sans remords

(…)

T’écoutes du R.A.P

Des mecs qu’en ont rien à péter, à tout niquer je viens m’apprêter

 Ici s’illustre déjà cette dichotomie entre les deux rappeurs. Aucune référence à la religion sur ce couplet de Booba. On pourrait même affirmer que les thèmes abordés sont en réalité à l’opposé du thème religieux, et donc des thèmes abordés par Ali. On parle ici d’argent, de combattre son prochain en vue de ce dessein, et de n’avoir aucun remord sur ses actes.

Ali poursuit au troisième couplet, dans le même registre que sur le premier.

 

Les cerveaux saturent par manque d’amour et d’air pur

Tout comme nos chiens, on a besoin de verdure

(…)

Quand s’ouvrent les portes de l’enfer, que la nuit suffit pour couverture

Se défient le vice et la vertu

Les erreurs pèsent sur les cœurs

Seul le repentir sincère pour les mettre à l’écart

 Les portes de l’enfer, l’opposition entre vice et vertu, le repentir comme seul refuge aux erreurs commises, autant de références à nouveau directes à la religion. On constate à ce titre une opposition nette dans les paroles d’Ali et de Booba, lorsque Booba, au couplet précédent, parlait de n’avoir aucun remords, alors qu’Ali affirme ici que l’individu se doit de se repentir de ses erreurs. Illustration parfaite de cette différence totale entre les deux rappeurs, et qui tend à poser cette interrogation de savoir ce qui a pu permettre à ces deux rappeurs de s’unir, tant leurs valeurs intrinsèques et leur morale propre semblent s’opposer en tout point. Le dernier couplet de Booba s’en vient d’ailleurs confirmer cette différence.

 

Je vis de haine et d’eau fraîche, d’illicite et de pêché

(…)

Des soirées sans chèques et sans ke-shné

C’est tellement naze que pour kiffer je dois me défoncer au whisky

(…)

La vie c’est des griffes avec du vernis, string, 90 C

Suicide à la hiya, trop faya pour aller prier

(…)

92 hardcore, depuis le jardin d’Eden

J’avale une bouteille, et j’m’endors avec du Wu-Tang

 Plus que des différences, c’est en réalité une réelle opposition qui s’illustre entre Booba et Ali. Booba ne traite pas seulement de thèmes différents de ceux d’Ali ; sur ce couplet, on remarque qu’il reprend directement des thèmes similaires, en l’occurrence liée à la religion (la prière, le jardin d’Eden). Mais a contrario d’Ali, Booba s’en vient les détourner pour les accoler à des thèmes plus « pervers » ou « vicieux ». La prière est accolée au fait de consommer du shit (et elle en devient donc par la même impossible), et le paradis à l’alcool. Ici, pas de valorisation de la religion, mais au contraire sa répudiation. Manière de rejeter celle-ci et d’embrasser un monde de vice et de consumérisme, ou constat obscur et pessimiste de l’homme jugé perverti par tous ses vices, chacun est libre de l’interpréter à sa manière. Néanmoins, force est de constater que les discours des deux rappeurs témoignent d’une vision de l’homme et du monde qui semble, plus que se différencier, se confronter.

Cette sensation est renforcée dans la suite de l’album, notamment sur le morceau « La Lettre ». Le morceau est une correspondance entre deux amis, l’un étant en prison et l’autre en liberté. Le dualisme entre le « méchant » et le « gentil » (endossé pour le premier par Booba, et par Ali pour le second) est encore accentué ici dans la simple mise en scène du morceau, qui choisit Booba comme prisonnier.

« La Lettre » s’ouvre à nouveau sur le couplet d’Ali.

 

Bref, on verra après, Mounir m’a appris

Que tu partageais la cellule avec son frère, passe-lui la paix

Trahi par la raison quand elle manquait à l’appel

Trompé par les juges qui de nos vies n’ont jamais rien compris

Trompé dans la prison et ses murs pour les années qu’elle vous a pris

Berné par la folie et sa présence, tout est écrit

De la naissance et son cri jusqu’au linceul et son silence

(…)

 À nouveau, très loin de l’image du gangster révolté et violent, Ali va développer son propos en se rattachant aux thèmes déjà mentionnés auparavant. Son constat sur la prison et sur la violence qui amène à celle-ci est à nouveau un constat mettant en avant la question de l’homme et de l’usage de sa Raison. Et lorsque le constat devient critique à l’encontre d’une entité extérieure, en l’occurrence la justice, celle-ci, loin d’être agressive ou violente, pose au contraire l’idée de « trahison » de la justice, et de son « incompréhension » à comprendre la vie des jeunes de banlieue. Ici, la critique est exposée sans insultes, sans violence, mais au travers d’une analyse des fonctionnements de l’homme face à lui-même, et de la justice et ses limites.

Booba répond ensuite à Ali, sur son couplet, bien plus long que celui d’Ali.

 

18 août 98, dans cette putain de maison d’arrêt

Ils me disent que je sors bientôt, à ce qui paraît

(…)

Faut que je travaille pour que la pute me donne la condi’

Khami la sère-mi comme passer les fêtes au tard-mi

Je gamberge et sans mon zoula, impossible de dormir

(…)

Bref, quand je sors, ramène-moi une petite pute, bête, sans but

Je la ferai crier du bout de ma longue bite

(…)

La taule c’est la pression, nourrit l’instinct de révolution

Donc nique sa mère la réinsertion

 La violence du texte contraste à nouveau fortement avec le premier couplet. À nouveau, une certaine cohérence peut être déceler du point de vue de la situation, un discours posé et plus réfléchi pour Ali car il est libre, à l’extérieur, et un discours brut, direct et violent chez Booba, étant la conséquence directe de sa situation en milieu carcéral et donc de la violence inhérente à cet environnement. Il reste cependant que les deux profils s’esquissant au fur et à mesure de l’album semblent toujours plus éloignés l’un de l’autre.

Enfin, c’est sur le morceau « Si Tu Kiffes Pas » que cette opposition va une fois de plus se révéler totalement.

Premier couplet, Booba :

 

Je suis content quand j’ai du bon shit ou de la bonne zeb

Avec les shnecks, j’aime être défoncé quand je baise

(…)

J’aime voir des CRS morts, dégoûté quand mes ennemis restent là

J’aime les pin-pon, suivis d’explosions et des pompiers

Et les histoires de fusils à pompe

 Deuxième couplet, Ali :

 

Prône la paix pour les nôtres, la France n’est pas un territoire neutre

De ceux que les patrouilles aiment fouiller

De la mâchoire aux couilles et faire asseoir avant les coups

(…)

J’aime la foi, celle qui nous maintient debout

Et qu’on garde à ses côtés pendant l’sommeil

 Troisième couplet, Booba :

 

J’aime les Houris, aux parpaings j’nourris les mecs pourris

Soirée d’banlieue : un joint, une crêpe, un tapin

(…)

J’aime les ‘tasses mais j’veux pas dire à mes gosses que

Elles aiment les grosses voitures et les grosses queues

 Quatrième couplet, Ali :

 

J’aime la Lumière, de moi-même donner le meilleur

(…)

J’kiffe la vie, chaque minute même dans la routine

Parler de retourner sur la terre de nos pères

(…)

J’aime me préparer pour le jour J, celui du jugement

Le passé chargé de péchés

N’empêche pas de prêcher la vertu, averti

(…)

Soumis à la Vérité, la plus haute autorité

Grâce à qui mon cœur bat, me permet d’aimer

 C’est à nouveau de manière flagrante que l’on observe au travers des textes la différence entre Ali et Booba. Dans les deux premiers couplets, on constate de quelle manière les deux rappeurs vont parler de la police. Chez Booba, la violence des mots est extrême, et son attaque est ciblée sur un groupe d’individus précis et identifiable (les CRS). À l’inverse, les mots utilisés par Ali se veulent moins agressifs, et sa critique est plus générale, parlant de la France, et donc remettant en question un Etat plutôt qu’un groupe précis d’individus, élargissant ainsi son accusation.

Sur les deux couplets suivants, la comparaison est d’autant plus aisée que les deux mcs commencent certaines de leurs phrases par « j’aime », nous donnant ainsi un aperçu des éléments liés à ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leur bien-être. Chez Booba, il avant tout question de plaisir liés de la drogue et des femmes. Chez Ali, le spirituel est toujours mis en avant, tout comme le fait religieux, en affirmant de plus son amour de la vie et sa faculté à aimer qui lui est propre.

Cette opposition de valeurs et de la mise en texte de celles-ci posent comme nous l’avons vu la question de savoir comment ces deux rappeurs ont pu s’associer, ayant pourtant des discours si éloignés l’un de l’autre. Mais dans le rap plus qu’ailleurs peut-être, la forme est d’autant plus importante que le fond. Bien rapper sur de « mauvais « textes est à certains égards plus important que d’écrire de « bons » textes mais de mal les rapper. À ce titre il en ressort de cet album un constat moral que l’on pourrait qualifier d’amoral. Car si, d’un point de vue de la morale donc, Ali peut être considéré comme le plus sage ou le plus sympathique des deux, ou simplement le plus « moral », de par son discours, en revanche, d’un point de vue de la forme, c’est-à-dire technique, Booba est largement supérieur à Ali. En effet, si les textes cités ci-dessus des deux rappeurs sont simplement pris comme tel, lus et non pas écoutés, il est probable que pour la plupart des lecteurs, Ali soit le plus respectable des deux, voir même celui ayant les textes les mieux écrits. Néanmoins, le rap est indivisible de son oralité. Et à ce titre, l’écoute de l’album nous fait très vite comprendre que Booba rappe à un niveau supérieur. Le morceau « Mauvais Œil » va nous permettre une nouvelle comparaison à ce niveau.

 

Premier couplet, Booba :

 

(…)

J’ai les joues pleines de textes, ils sont souvent tristes, et

Je marche sur des roses rouges, pas de lyrics à l’eau de rose

(…)

J’sais qu’ils me comprennent, font la boule, pour qui ils s’prennent

Mes lyrics s’imprègnent, Lunatic jusqu’à l’infini

Ici c’est la merde, la jungle urbaine, plein de fauves évadés de Vincennes

J’inscris mes rimes comme à la Sacem, les faux s’prennent ce qu’on assène

C’est comme la guerre, nos raps de Saddum Hussein

Frère vrai que j’suis pervers, shoote avant qu’on t’shoote

Ca sent l’génocide comme l’autopsie d’un Tutsi

(…)

Deuxième couplet, Ali :

 

Provoque faiblesse et chaos, déprime dans les troupes ennemies

Amène espoir, unité et force au sein d’nos familles

Laisse sourire les hypocrites et regarder les envieux

Ceux dans les yeux, le mal exprime

Ne se capte que l’obscurité dans leurs rétines

Observent la vie sans la comprendre

L’excès d’haine anesthésie nos sens

(…)

Textuellement, les deux couplets sont bien écrits, avec une grande variété de mots utilisés et une progression du texte qui fonctionne parfaitement. Néanmoins, d’un point de vue technique, force est de constater que la fluidité du texte dans son oralité est beaucoup plus importante chez Booba. Les phrases s’enchainent dans une diction parfaite, utilisant métaphores et diverses figures de style, reprenant les sonorités précédentes pour les imbriquer dans la suivante, formant ainsi un ensemble cohérent et surtout fluide, une composition globale, quand, chez Ali, les phrases se suivent mais de manière individuelle. Peu ou pas de rime, quasiment aucune reprise des sonorités précédentes. À l’oral, le texte résonne de manière plus froide, plus neutre, chaque phrase semble isolée, à l’inverse de Booba, qui a compris l’importance de la diction dans le rap et surtout de la composition d’un texte, devant se suivre de manière fluide et léchée.

Se pose alors cette interrogation morale pour l’auditeur : lequel des deux rappeurs je préfère ? Le « méchant », ou le « gentil » ? La force face à la sagesse. Un constat que l’on pourrait synthétiser ainsi : dans cet album, le méchant est le plus fort, et le gentil est le plus faible. Qui choisir alors ?

Mais devons-nous réellement répondre à cette question ? La force de Lunatic n’est-elle pas en réalité de nous montrer que ce choix est aberrant, car force, faiblesse, gentillesse et méchanceté sont en réalités propres à chaque individu. Ali représente une certaine partie de l’individu, dans ce qu’il a de sagesse et de tranquillité. Booba est l’autre face, celle violente et forte, qui existe aussi en chacun d’entre nous. Les deux faces d’une même pièce en réalité. Le nom de « Lunatic » prend alors tout son sens. L’homme est un lunatic. Ali et Booba n’en sont que son reflet..

 

Tracklist: 

  1. Introduction
  2. Pas l’temps Pour Les Regrets
  3. Groupe Sanguin
  4. L’effort De Paix (Feat. Sir Doum’s)
  5. La Lettre
  6. Si Tu Kiffes Pas
  7. Têtes Brulées
  8. 92I (Feat. Malekal Morte)
  9. H.L.M.3
  10. Le Son Qui Met La Pression
  11. Avertisseurs
  12. Le Silence N’est Pas Un Oubli
  13. Mauvais Oeil
  14. Civilisé
  15. B.O. (Banlieue Ouest)