Le bic en main


Le débat concernant le rôle des paroles dans les morceaux de rap ne date pas d’hier. Je le sais, j’étais à l’époque aux premières lignes.

Certains estimaient que le rap était depuis son origine une musique contestataire et que par conséquent ses représentants se devaient d’être les porteurs d’un message aussi bien de dénonciation des conditions de vie difficiles des quartiers pauvres que de conscientisation auprès de ses auditeurs, les poussant à s’émanciper de ces ghettos, à travers l’écriture et le rap, dernier rempart de liberté qui leur était accordé et sur lequel la révolte pouvait potentiellement démarrer, aussi bien dans les consciences quand dans la rue.

A l’inverse, les autres avançaient la thèse que le rap n’avait absolument pas vocation à dénoncer quoi que ce soit ou à adopter une démarche intellectuelle visant à faire réfléchir son public. Le rap, disaient-ils, avait vu le jour en Jamaïque, dans les désormais célèbres Sound System, ces énormes fêtes de rue improvisées, durant lesquelles les habitants des quartiers pauvres se retrouvaient pour danser, chanter, faire la fête. Ces Sound System, ayant été importés aux Etats-Unis par la suite, étaient devenues le seul et unique lieu où ces hommes et ces femmes pouvaient se retrouver, dans une ambiance festive, organisés par et pour eux, loin d’une quelconque réflexion idéologique particulière, simplement un espace de liberté divertissant ouvert à tous.

Mais Claude, lui, il n’avait que faire de ce débat. Lui, tout ce qu’il voulait, c’était écrire. Alors un jour, il est entré dans le magasin, et après avoir fait quelques pas, il m’a vu. Cela aurait pu être n’importe lequel d’entre nous, mais c’est moi qu’il a choisi. Et depuis, il ne m’a plus jamais quitté.

On partait alors dans les bibliothèques de Paris, et moi dans la trousse, je l’observais. Il fouillait dans les livres et les dictionnaires, à la recherche de ses mots. Les mots, chez lui, se représentaient sous toutes ses formes. Il les voyait, les entendait, les sentait, les ressentait. Son univers en était entouré, et il piochait là-dedans, à la recherche des mots exacts, de la structure parfaite qu’il voulait construire pour présenter son œuvre de la manière la plus personnelle qui soit. Alors je l’accompagnais et ensemble, on griffonnait sur du papier des mots, des mots et encore des mots. Les feuilles défilaient sous mon bec, des tonnes et des tonnes de feuilles blanches que je noircissais frénétiquement, suivant le mouvement de sa main, comme un nouveau membre s’étant greffé à lui et faisant désormais partie intégrante de son corps et de son esprit. Je devenais le pinceau sous la main d’un peintre néo-dada, la baguette levée entre les doigts d’un chef d’orchestre. Il jouait avec les mots comme le premier joue avec sa palette de couleurs infinies, le second avec les notes de musique, irreprésentables mais dont l’harmonie de chacune mise ensemble donnait une vision plus forte que n’importe quelle image placé sous nos yeux. Les mots prenaient alors vie sur la feuille. Ils résonnaient, chantaient même. Claude les dirigeait, les alignait, les opposait. Lentement, il créait son propre langage.

La richesse et la profondeur des thèmes qu’il avait à l’esprit se dissimulaient à travers mon encre. Claude avait très vite compris que la puissance de l’écriture lui permettait de m’utiliser pour avancer ses idées à visage masqué, une finesse d’autant plus percutante pour qui prenait le temps de regarder derrière le camail. Les mots lui servaient alors de décors, sur lesquels il faisait jouer son vocabulaire. Un décor de western, reprenant les codes de ce mythe américain pour mieux le démystifier. Une comptine pour enfant, si complexifié que le professeur l’ayant sous les yeux redevient alors un élève. La guerre prenant l’apparence d’une femme infidèle, conduisant inévitablement au sang. Une blessure qui, en un seul mot, s’associe à celle causée par une femme. Et il en va ainsi pour chaque morceau. Les gradations suivent les métaphores, les allitérations côtoient les personnifications, les allégories accompagnent les métonymies, balançant la tête au rythme du souffle de son géniteur, et sous la main duquel j’ai versé mon sang noir pour donner vie à ces mots, m’enorgueuillant à chaque lettre d’être peut-être aussi en un sens le créateur de ces entités, du moins l’intermédiaire essentiel de leurs conceptions, le dépositaire indispensable de la pensée d’un grand parolier qui dépendait de moi autant que je dépendais de lui. Lui au combat, moi à la prose.

Une fois terminée, la question du texte dans la musique rap ne se posait alors même plus. Claude avait transcendé cette confrontation somme tout assez ridicule, car reposant pour ses défenseurs sur un désir de légitimité en premier lieu, s’enfermant dans une opposition frisant au fil du temps la caricature, les uns cherchant à décrédibiliser les autres, et vice versa, quand Claude ne cherchait de son côté que des mots. Un travail d’ailleurs que ces mots. Une énergie qui, refusant de la dépenser dans de vains aboiements quant à sa présupposé supériorité, se déchargea sur mon dos, dans ces mouvements de muscles fins qui me balançaient de gauche à droite, de haut en bas, parfois lent, parfois rapide, frénétique, violent, endiablé, léger, appuyé, foncé, clair, tracé, raturé, entouré, souligné, noircis. Décrire des histoires, plutôt que d’écrire l’histoire.

Aujourd’hui, j’ai repris ma place dans cette vieille trousse. J’ai fait mon temps. Mon mal de dos ne me permet plus d’assumer mes fonctions. Je reste alors couché sagement dans l’obscurité, perdu dans mes souvenirs, me remémorant, nostalgique, cette belle aventure vécue il y’a de ça 22 ans maintenant, et qui m’a permis, avec grand bonheur, de remplir magnifiquement ma tâche. Parfois, de par la légère ouverture qui me permet de garder un œil sur le monde extérieur, je vois passer Claude. Je sais qu’il ne m’a pas oublié. Et c’est avec un sourire empli de reconnaissance que je ferme les yeux, fier d’avoir écrit une des plus belles pages du rap français.

« Mon bic pratique un esthétique constat, une technique unique nommée le prose combat ».

Tracklist:

  1. Aubade
  2. Obsolète
  3. Nouveau western
  4. A la claire fontaine
  5. Superstarr
  6. La Concubine de l’hémoglobine
  7. Dévotion
  8. Temps mort
  9. L’NMIACCd’HTCK72KPDP
  10. Séquelles
  11. Dieu ait son âme
  12. A dix de mes disciples
  13. La fin justifie les moyens
  14. Relations humaines
  15. Prose combat