Âme

Je planais depuis les hauteurs de la vile. À hauteur des toits d’immeubles, mon esprit flottait, glissant le long de ces innombrables ruelles. Une vue panoramique s’ouvrait sous moi. La vie intense de la rue se mettait en mouvement, bruyante, frénétique. Des épiceries maussades aux devantures toutes similaires succédaient aux minuscules pizzerias et fast-foods. Les gens se hâtaient sous la froideur de cette fin de journée de décembre. Des femmes en manteaux de fourrure, chaussées de longues bottes de cuir, accéléraient le pas sur la chaussée glissante, à la recherche d’un taxi ou d’un magasin où s’engouffrer. La fumée s’échappait des bouches d’égout, là où les cabanes des marchands de journaux exhibaient de longues rangées de manchettes de journaux. Les vendeurs à l’intérieur avaient gardé leurs gants et bonnets, certains tirant sur leur cigarette, d’autres avalant leur large café noir d’où s’envolait une épaisse fumée blanche. Le vent se leva doucement.

Je changeais de quartier pour déboucher dans une rue peuplée de coiffeurs et de magasins de musique. Sur les vitres, des photos démodées de coupes de cheveux en tout genre. À l’intérieur, on s’affaissait, ciseaux à la main derrière la nuque d’un vieil homme aux cheveux gris, ou sur la permanente d’une femme obèse, bien enfoncée dans son fauteuil. Une musique pop sortait du vieux poste de radio accroché au-dessus de l’étagère où étaient disposées des dizaines de tondeuses. Des poils et touffes de cheveux foncés s’étalaient sur tout le sol. En face, un vendeur tirait sur sa cigarette, posté devant la vitre de son magasin où étaient exposées guitares et trompettes. Ses yeux bruns semblaient comme agrandis par le verre rond de ses larges lunettes, accentué par son crâne chauve et son front imposant. Une voiture de police passa lentement le long de la rue. Au bout de celle-ci, un bar insalubre aux vitres graisseuses accueillait trois ou quatre clients, des hommes, manteaux de tweed usés, veste en cuir trop légère ou doudounes beiges trop amples. Une bière déposée sur le comptoir, un whisky sur le bord d’une machine à sous, là où sur l’écran les symboles défilent, dans l’attente du jackpot. Près de la vitre, un jeune garçon grattait frénétiquement ses tickets à gagner, une dizaine s’empilant à côté de son verre d’alcool, à côté des petites miettes tombées des tickets grattés. Sur le mur, la télévision passait les infos en boucle, un présentateur en costard cravate assis sur une chaise, une feuille posée devant lui, laissant place à un crash de véhicule sur l’autoroute, filmé depuis un hélicoptère, une bande en bas de l’écran annonçant le nombre de morts.

Je tirai plus loin mon vol, dépassant quelques rues pour arriver au grand parc, en face de l’université. La neige se mit à tomber. Elle descendait du ciel à vitesse régulière, paisiblement, venant s’écraser sur les branches des immenses arbres s’élevant au milieu du parc. Un vieil homme se leva du banc, appuyé sur sa canne, l’œil mauvais levé en direction du ciel. La nuit arrivait. Les lampadaires du parc s’allumèrent, formant au sol un rond de lumière jaune, traversé par les flocons poussés par le vent. Le parc continuait jusque devant les longues et hautes grilles de l’université. En entrant dans l’allée menant à l’entrée principale, on pouvait voir depuis les fenêtres les étudiants affairés à leurs bouquins, tête baissée, front appuyé sur leur poing serré, s’étirant, bâillant, dormant, la tête enfoncée sous leurs bras croisés.

Je glissais plus loin, retournant dans les petites ruelles, m’enfonçant toujours plus profondément dans la nuit de la ville. Des immeubles délabrés, aux murs noircis de suie, aux fenêtres brisées et aux portes défoncées. Sous la chapelle d’une église abandonnée se serraient des gens de la rue. Un petit feu fait de bois et de papiers journaux s’élevait de sous l’autel, là où les gens s’étaient réunis, en demi-cercle, les yeux fixés sur le brasier. Une rue plus loin, un pub sombre servait d’épaisses bières tirées des grandes cuves mousseuses étalées derrière le bar. On parlait fort, on riait fort, derrière la fumée lourde des cigares. Je continuai ma route. Les rues commençaient à se vider. La neige devint plus intense. Les flocons plus épais, le froid plus mordant. On rentrait dans les halls d’immeubles, dans les voitures ou dans les restaurants. Les premiers clients s’installaient. Des serveurs à chemises blanches et tabliers noirs accueillaient les arrivants, portaient des plateaux recouverts de plats, bœuf Stroganoff, spaghettis aux boulettes de viande, lasagnes, cafés, desserts, vins. On s’agitait. La lumière intense des plafonniers projetait une lumière vive, constante avec l’obscurité grandissante au-dehors. Aux tables, des couples, un verre de vin rouge levé, sourire amoureux et complice. Des bords de nappes recouverts de dessins, là où les enfants impatients cherchaient à tuer le temps, entre les assiettes sales et les verres de vin à moitié vides. Des serviettes tâchées de sauce, des miettes de pain et des bouteilles vides sur les tables. Des gens s’en vont, d’autres arrivent.

Je m’envole plus loin. La nuit est tombée. La neige tombe à gros flocons. Je survole un immeuble, avant d’arriver dans mon quartier. La ligne de métro plane au-dessus du carrefour, élevé au-dessus du toit du minuscule magasin de hot-dog planté au milieu du trafic. Derrière la gare où s’engouffre le métro sont accroupis trois individus, une bonbonne à la main, taguant en lettres imposantes leurs pseudonymes, cachés derrière une cagoule, à l’affût des forces de l’ordre. Je les dépasse. Derrière le restaurant afghan se trouve le terrain de basket. Entouré de grilles, le terrain est planté à côté de la route. Un arbre desséché et quelques buissons trônent tristement derrière les deux bancs placés aux extrémités du terrain. Les filets ont disparu depuis longtemps. Le bitume est dur, sec, froid. Les deux panneaux des paniers sont recouverts de tags au spray noir, presque effacé. Je descends un peu, me rapprochant de cet endroit où j’ai probablement passé le plus de temps durant mon adolescence. J’aperçois au milieu du terrain une bande de jeunes. Des groupes, séparés au milieu du terrain. Ils portent encore t-shirts et maillots de basket malgré le froid et la nuit. Une faible lumière, provenant du lampadaire du trottoir derrière la grille, éclaire les silhouettes immobiles. Je m’approche encore. Les deux groupes se font face. Un premier pointe du doigt un individu de l’autre groupe. Je m’approche lentement. On s’agite. On s’invective. Je n’entends pas les voix. Les groupes se rapprochent. Une impression de déjà-vu. Je m’approche toujours plus. J’aperçois un visage. Je suis tout prêt.

Soudain, un coup de feu. Puissant, éclatant dans le froid de la nuit. Le silence. Total. Les groupes s’écartent. J’arrive sur le terrain. Au milieu, un homme gît par terre. Une flaque de sang s’étend lentement autour de lui. Le tireur tient toujours le pistolet en main. Personne ne bouge. Je regarde le visage sur le sol. Un filet de sang glisse de sa bouche le long de sa joue. Je flotte toujours au-dessus de lui. Ce visage, c’est le mien.

Appuyée contre la grille, la balle de basket s’est arrêtée de rouler.

 

Tracklist:

  1. Resurrection
  2. I Used To Love H.E.R.
  3. Watermelon
  4. Book Of Life
  5. In My Own World (Check The Method)
  6. Another Wasted Nite With…
  7. Nuthin’ To Do
  8. Communism
  9. WMOE
  10. Thisisme
  11. Orange Pinneapple Juice
  12. Chapter 13 (Rich Man VS. Poor Man)
  13. Maintaining
  14. Sum Shit I Wrote
  15. Pop’s Rap