Les premières notes de piano résonnent. Mes poils s’hérissent. De la plante de mes pieds jusqu’au sommet de mon crâne, glissant le long de mes bras, du bout des ongles au creux de mes épaules, de mes talons remontant jusqu’au haut de mes cuisses, de mon nombril en serpentant jusqu’à la pointe de mon menton : le moindre petit poil recouvrant la plus infime partie de mon corps se dresse. Je tremble légèrement, mais d’un froid réconfortant. Ce léger frisson parcourt l’entier de mon être. Une joie teintée de mélancolie s’ouvre en moi, pareille à une fleur douce, mais recouverte de petites épines, qui se déplierait au milieu de mon ventre.
Cette boucle de piano… Je dois avoir neuf ans lorsque j’entends ce morceau pour la première fois. Dix-sept ans après, la même émotion s’empare de moi lorsque retentit ce morceau. Je me rappelle ce début, la voix de Sat qui démarre, ne rappant pas encore, mais me parlant, tel un grand frère, me racontant la vie de son quartier, de ce qu’il voit au quotidien. J’ai neuf ans et l’entends encore, nous vois ensemble, son bras entourant mes épaules, assis les deux au bord du trottoir de mon école, sa voix rapide, déterminée, rassurante.
Le beat démarre alors. « Notre issue finale, seul l’avenir le dira ». Cette voix qui s’accélère, ce tempo rapide et fluide survolant la musique. Et cette boucle de piano, hypnotique….
« Sur ce avant de dire au r’voir à jamais
J’ai sûrement tout un tas d’trucs à connaïtre, d’épreuves à surmonter
Peu importe tant que les miens sont à mes côtés
J’ferais peut-être partie de ceux sur qui il faudra compter »
J’ai neuf ans, et je ne connais rien de la vie. Mon univers est rempli par l’école, les amis, le jeu. Le sens de mon monde ne se trouve que dans la joie et les rires. Je revois le soleil chaud, la chaleur de ces longues journées d’été, quand le soleil refuse de s’en aller. L’horloge indique le début de soirée, pourtant le ciel est clair. Nous sommes tous dehors, un ballon au milieu de la cour, un linge étendu au bord du lac, un short déchiré, caché derrière les ronces et les buissons de la forêt. Les bonbons dans un sac en papier, la casquette mouillée sur la tête. Les filles rigolent en nous voyant faire les beaux. Nous sommes petits, le monde est immense.
« J’vais là où la vie m’mène, là où mes pieds m’trainent… »
Nous pieds nous trainent partout. À vélo, en trottinette, en skate ou en courant. La vie nous mène en haut des arbres, en bas d’une colline, au bord d’un lac, au milieu d’un terrain de foot ou d’un champ de maïs. La vie coule dans nos jambes, elle nous chatouille les mollets, nous pique le bout des pieds, nous gratte les cuisses. Nos jambes sont la vie. Elle nous transporte partout, tout le temps, à toute vitesse. Don Choa enchaine. La voix opulente, plus légère, presque reposante. « On avait allumé un feu, fallait qu’j’l’attise ». Le feu brûlait en nous et s’attisait constamment. On riait, on pleurait, on s’aimait, on se haïssait. Toute la vie s’exprimait en nous. Le Rat Luciano poursuit. « J’suis simple comme mes frères et les tiens sans rire ». Nous étions simples aussi. Nos plaisirs également.
Le soleil et l’air chaud d’une fin de journée d’été. C’est là où ce morceau me ramène constamment. Menzo termine. Le refrain une dernière fois. Là où la vie me mène, là où mes pieds m’trainent. Et toujours, dans ce frisson immense, cette boucle de piano…celle de ma jeunesse.