Alpha au rapport(ale)

Une attention particulière est portée dans le rap au processus d’écriture. Cela bien souvent au détriment de la question de l’oralité.  Pourtant, celle-ci constitue probablement la partie la plus importante du rap. En effet, rapper oralement mais sans texte, cela reste du rap. En revanche, écrire un texte de rap sans jamais le rapper, et ce texte peut alors tout aussi bien être un texte de poésie, une nouvelle, une fable ou un simple écrit de pensée intimes. Le rap est ainsi consubstantiel à l’oralité, à cette mise en rythme orale de mots.

Une prédominance de l’oralité et de la musicalité orale se constate dans le rap commercial d’aujourd’hui. Certains artistes ont pratiquement supprimé tout mot de leur musique, ne rappant presque plus que des sons ou des susurrements. D’autres ont maintenu les mots, mais supprimé leur organisation, c’est-à-dire leur mise en phrase. Les mots sont rappés aléatoirement, la syntaxe réduite au minimum. A contrario, l’opposé de cette forme de rap est le slam. Opposé, car le slam est en son essence lié totalement au processus d’écriture, à la mise en suite logique et poétique de phrases complètes et compréhensibles, et où la rythmique, la musicalité du texte prononcé oralement prend moins d’importance. Ces deux formes de musique et leur ancrage dans une oralité sont les deux faces opposées d’une même pièce, à savoir le rap. Le rap constitue ainsi la jonction entre ces deux pôles.

L’illustration parfaite de cette jonction s’incarne parfaitement chez l’artiste dont il sera question aujourd’hui.

 « J’suis l’dernier rappeur qui rap »

Alpha Wann synthétise ici en une phrase ce qui a été mentionné au début ; le dernier rappeur effectuant cette jonction d’un travail de mise en texte et en forme de mots, combiné à leurs mises en rythme oral, c’est lui. Plus d’ailleurs que dans cette phrase, c’est au travers de tout son premier album qu’Alpha Wann nous illustrera son propos. En effet, on va voir se déployer tout au long de cet album la technicité écrite et la virtuosité orale, incarnant de manière totale la posture du rappeur, en son terme le plus originel.

Ce travail sur l’oralité se découvre au travers des jeux sur les sons, du travail apporté dans le choix des mots quant à leur sonorité.

« Don Dada sur le pendentif

Le nom du label sur l’plexus

Connais-tu quelqu’un qui flex plus que ce jeune indépendantiste ? »

 On voit ici apparaitre ce jeu sur les sonorités dans l’utilisation du son « fff » ou « sss », très proche en l’occurrence dans leurs sonorités. La combinaison des sons « if » ou « iste » et « ex » démontre le talent d’Alpha Wann, utilisant des rimes aux sonorités complexes, avec notamment l’utilisation à plusieurs reprises de mots comportant la lettre « x », et plus loin dans le morceau la lettre « z », des mots peu communément utilisés dans les textes de rap, et même dans tout texte à rime plus généralement. L’enchainement est également maîtrisé, Alpha terminant son couplet par quatre mots commençant par la lettre « s », et ayant fait de même sur les trois phrases précédentes ayant toutes commencées par la lettre « z ». Un choix des plus subtil formant une cohérence dans la sonorité de l’enchainement des phrases.

Un autre point caractéristique de la grande force d’Alpha Wann est la versatilité de son flow, notamment dans sa vitesse d’énonciation. Sur le deuxième couplet du morceau « Stupéfiant et noir », Alpha accélère son flow, rappant à plus grande vitesse, en contraste avec le premier couplet où son flow se faisait plus lent. Il dévoile au travers de ce processus la grande force conférée au rappeur, qui est d’avoir la capacité de pouvoir ralentir ou accélérer le tempo, quand bien même le beat reste le même. Le rythme est accéléré ou ralenti non par la musique, mais par l’instrument vocal propre au rappeur, c’est-à-dire sa voix. Alpha l’a bien compris et s’amuse à plusieurs reprises à bousculer la cadence, à jouer avec le rythme, le modelant à la vitesse de son débit, son flow étant le régulateur du rythme du morceau.

« Pour que tu comprennes c’que j’dis, j’rappe avec le flow lent ».

De même dans le morceau « Cascade Remix », le premier couplet est rappé également plus lentement, de manière presque nostalgique, ce qui se justifie par le texte, où Alpha parle de ses projets qu’il considère comme ratés, avant de revenir à un rap plus rapide, plus énervé, plus fort dans l’intonation de sa voix. Au milieu de ce deuxième couplet va s’illustrer cette altération dans le flow, ce jeu d’accélération et de décélération.

« J’suis en mode occupation du terrain comme Bayern,

J’arrive à ieps repars en Porsche Cayenne

J’veux faire carrière, que du feu dans mon cahier

Des flammes bleues quand je l’ouvre

Même moi je fais deux pas en arrière ».

 On voit dans les deux premières phrases une accélération au début puis un ralentissement sur le dernier mot, les deux et troisième phrase rappée en accélérés, puis un temps, avant de terminer sur la dernière phrase. Cette phase est l’illustration de ce travail de vitesse effectué par le rappeur, la démonstration d’une parfaite maitrise de la manière de poser sa voix sur un beat.

 Un autre procédé est régulièrement utilisé par Alpha Wann, à savoir rapprocher spatialement deux mots se ressemblant orthographiquement et oralement.

« Pas de sermon,

 Je vais changer ouais j’en fais le serment

Inch’Allah plus tard, j’dédie ma vie entièrement au tiers-monde »

 

« Faut que j’réussisse juste avec mes deux mains

Stallone en Russie j’boxe avec mes démons »

 

« J’essaye de vivre ma vie, ils veulent me dire comment faire

Arrivedercij’méchappe par l’arrivée d’air »

Sur ces deux dernières phrases, on observe que le dernier mot opère une double reprise, « l’arrivée » s’apparentant à « Arrivederci » et le dernier mot « d’air » reprenant la rime avec le mot « faire » de la phrase au-dessus.

En terme de reprise de sonorité, une autre phase illustre ce travail génial sur la sonorité.

 

« Et c’est toujours fuck les cops ouais

Les porcs souhaitent

Contrôler les jeunes négros en sportswear »

 Le son « os » suivi par le son « ai » se retrouve sur trois phrases ici, les trois premières du deuxième couplet. On voit ici qu’Alpha Wann ne recherche pas à former des rimes « simples », en formant par exemple une rime où la seconde phrase rimerait avec la première car toutes deux auraient leur dernier mot se terminant par une même voyelle. Ici la rime se fait sur des sons provenant d’un ensemble de lettres, lui permettant par ce procédé ce jeu de vitesse, étant donné que la rime s’appuie sur une sonorité formée par un ensemble et non par une seule et même lettre.

On retiendra enfin certaines punchlines particulièrement efficaces, illustrant la proximité du rappeur et du poète, dans cette puissance conférer par une seule phrase.

« On fait ça classique comme un solo d’Bach dans la sono »

 

« Les artistes aiment parler d’argent, les banquiers aiment parler d’art »

 

« L’overdose est probable dès la première ligne »

 Le travail cognitif et les images interviennent dans notre esprit à l’entente de ces phrases. C’est ainsi qu’aussi bien au travers de l’oralité qu’au travers d’un travail réflexif de l’esprit, le rappeur perpétue cette tradition de la langue et du pouvoir de la langue. Un pouvoir physique (par l’oralité) et mentale (au travers des jeux de mots, métaphores,…) propre au langage, que le rap, même s’il semble s’en éloigner avec le temps, continue à exploiter, et de manière incroyablement efficace lorsqu’il est porté par un grand rappeur, comme c’est le cas sur cet album.

Le rappeur est un conteur. Comme les poètes ou les troubadours de l’époque, son travail sur la langue est avant tout une manière de raconter. Par l’oralité, par les figures de styles, par l’esthétique. L’outil du rappeur, c’est la langue. Son travail, c’est l’exprimer. Rien de plus.

 

« J’peux pas r’donner la vue à l’aveugle ou changer une pute en femme au foyer

j’ai qu’vingt consonnes, six voyelles »

 

Tracklist:

  1. Le Piège
  2. Starsky & Hutch
  3. Stupéfiant Et Noir
  4. Flamme Olympique
  5. Le Tour (Feat. Infinit’)
  6. Cascade Remix
  7. Parachute Chanel (Feat. Sneazzy)
  8. Langage Crypté
  9. Pour Celles
  10. Olive & Tom
  11. 1500 (Feat. OG L’Enf)
  12. Ca Va Ensemble
  13. Contrex
  14. La Lumière Dans Le Noir (Feat. Doums)
  15. Fugees (Feat. Diabi)
  16. Une Main Lave L’Autre)
  17. Macro