GZA – Liquid Swords

Songe

Il semblait que du fond de la noirceur eut jailli une légère clarté. Une poussière épaisse tassée au fond d’un brouillard lourd. Un vent soufflant sur les touffes noires d’un buisson ovale, cachant le museau d’une large bête au poil couleur de charbon, les veines saillantes, vibrantes au rythme de sa respiration, les gouttes de sueur glissant le long de ses pattes jaunes recouvertes de terre. La langue du ciel venant recouvrir d’une épaisse salive la cime des arbres, dont les branches mortes pendaient comme un condamné à l’échafaud.

Au fond d’une cave s’entassaient des tombes de pierre grise. C’était le cordonnier qui les entretenait. Assis sur une chaise de bois, il laissait son esprit vagabonder au travers de ses songes oniriques. Ses rêves l’emmenaient régulièrement en face d’un puit, au milieu d’un jardin abandonné. Il y faisait noir comme au fond d’une forêt épaisse. Mais le croissant de lune éclairait le lieu d’une lumière anormalement forte. L’air était glacé, comme au fond d’une grotte ou dans les profondeurs d’un océan aux heures avancées de la nuit. Les feuilles gémissaient sous le froid de l’air, transpercés par la dureté des nuages devenus gelés. Brillants, ils reflétaient la lumière du ciel sur ses rondeurs calcaires.

Le bois du seau du puit grinçait. Son écho s’écrasait le long du puit, serpentant ces parois de pierres d’un crissement métallique. La tête penchée au-dessus du trou, le cordonnier observait le fond. Ses mains, appuyées sur le rebord, laissaient apparaître de longues veines, couleurs d’encre. Des cratères brunis par d’épaisses croûtes sèches écrasaient ces mains maigres, aux doigts longs et fins, les ongles rongés de salissures noires. Sa main gauche fermée serrait de petits cailloux, qu’il laissait parfois échapper, observant une seconde leur descente, avant de disparaître, attentif au bruit de leur chute qui n’arrivait jamais.

Un souffle froid parcourut sa nuque. Le cordonnier se retourna. Des esprits flottaient autour de lui. De longues formes blanches, glissantes dans cette nuit, telle une brume matinale embaumant l’atmosphère d’un froid grisâtre, à l’odeur de pierre, un goût d’acier au fond de la langue. Les esprits le frôlaient, et c’était alors comme le souffle glacé d’une pluie fine, tranchante, poignardant la peau d’un froid brûlant, une fièvre moite et humide, le front bouillant, mais les mains gelées, engourdies, paralysées, les vibrations des tempes, similaires à un tambour tambourinant à côté de ces oreilles bouchées, lourdes, vertigineuses, les yeux pesants, surchauffés des larmes enflammées glissant sur nos pommettes dures, roulant jusqu’à nos lèvres sèches, scotchées l’une sur l’autre par une épaisse couche de plâtre blanc et desséché, sur la douleur d’un visage devenu trop lourd.

Derrière les arbres, la clarté de la lune s’engouffre au travers des branches jusqu’au cordonnier. Les esprits l’encerclent, mais la lune l’attrape. Il s’échappe, volant à la lumière du ciel. Le grincement de l’appel des esprits résonne au loin.

Repoussé au loin, la lumière s’élargit, s’ouvre, les bras tendus, comme les portes ouvertes d’un jardin, aux arbres majestueux, s’élevant vers un horizon toujours plus élevé, là où les oiseaux voguent sur une mer de nuages, des nuages en forme de bateaux, de dragons ou de montagnes, là où sans limites virevoltent le tout, le cosmos infini. Le cordonnier suit la lumière. Elle l’entraîne de son vol magique. Le cordonnier sourit. Il glisse à grande vitesse dans ce ciel jaune. Le vent souffle contre son visage. Ses rides, peu à peu, s’effacent. Ses cheveux changent, son nez rétrécit. Sa gorge se resserre, ses mains raccourcissent. Il entend la voix de sa mère. Elle chante. Elle le porte de ses bras nus et doux. Il respire ces bras, ces bras chauds. Il se rappelle cet instant. Sa mère le porte, lui chante cette chanson pour l’endormir. Il pleure en souriant. Ses petites mains serrent ces bras. Elles les serrent et les serreront toujours.

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