« Très honnêtement, je n’en ai aucune idée. J’en sais rien, c’est probablement du caoutchouc. Ou un alliage. Peut-être. J’en sais rien. »

« Tu es sûr que tu peux utiliser ce terme pour autre chose que des métaux ? »

« Je sais pas. Mec, c’est quoi ton problème avec toutes ces questions ? »

« Il faut toujours questionner les choses qui nous entourent. C’est de cette manière que l’être humain évolue. Franchement, regarde. Par exemple, typiquement, c’est grâce aux questionnements que nos ancêtres ont eu que nous avons pu faire de nombreuses découvertes scientifiques. Et de plus, si tu y penses vraiment, la dernière fois que – »

Je n’en peux plus. Je ne le supporte plus. Ça faisait depuis cette fin de matinée que cet abruti m’emmerdait avec ses questions pseudo philosophiques et ses interrogations pseudo fondamentales. Et il est tard. Mais depuis que ma petite amie m’a foutue dehors, je n’ai nulle part où aller. Et personne avec qui traîner. Oui, cet idiot m’héberge, très bien, je le suis donc redevable, mais personne ne mérite de subir le supplice que je traverse en ce moment. A présent, je souhaiterais être quelque part d’autre, n’importe où, mais pas ici, là où le temps s’écoule singulièrement. Pendant qu’il enchaînait ses monologues interminables, ma conscience grondait fougueusement et demandait à traverser les âges et les espaces qui m’entouraient sans m’autoriser une quelconque emprise sur sa progression évanescente. Elle réclame sa libération.

Je tente de me remémorer de la nuit que nous avions passée ensemble, mais les souvenirs se mélangent et ne présentent aucune cohérence. Mon esprit s’embrouille et se perd dans une sorte de marais de boue épaisse où la matière colle à la peau sans pouvoir y adhérer solidement. Pendant que mon front fiévreux perle de gouttes de sueur froides, je sens mon crâne se faire compresser par la gravité qui quadruple à chaque bouchée d’air moite que mon corps supplie d’avaler. L’atmosphère est pesante, mais ma pensée parvient finalement à se libérer de ce piège ingénieux.

Les pièces du puzzle se remettent lentement en place. Sa voix ne devient plus qu’une trame de fond qui se mélange au monotone brouhaha produit par un groupe d’individus imbus d’eux-mêmes qui sont assis à quelque pas de notre table. C’est seulement après une dizaine d’heure qui ont passé promptement que je parviens enfin à libérer ma lucidité de son lourd filet. Le temps que nous avons passé dans ce bar devient alors insignifiant, car enfin je peux vagabonder dans un cosmos dont le suis la seule à pouvoir y accéder. C’est un espace où la physique classique est devenue obsolète, là où l’impossible est possible, là où le possible est impossible.

Il ne s’agit que de la perception du temps qui est linéaire. La temporalité des évènements n’est que pur objet subjectif. Le temps en lui-même ne suit aucunement une loi linéaire. Chaque moment qui s’est produit précédemment ou qui va se produire dans un futur proche ou lointain se produit à ce moment-même. Pour le bien de l’entendement humain et dans la recherche d’une cohérence commune, nous avons choisi de vivre dans le moment présent pour se créer une illusion de continuité, pour pouvoir ressentir une sphère rassurante qui suit une règle calculable et mesurable. Mais le passé est présent. Et le futur l’est aussi. Donc en fait, nous sommes déjà dans le futur tout en étant encore dans le passé. Simultanément. En permanence. Le temps ne devrait donc graphiquement pas être représenté comme une ligne droite, mais plutôt comme un point. Un point où nous serions constamment dessus.

Hier soir, pendant que nous dansions sur la piste de danse, je me souviens que mon corps s’abandonnait entièrement et laissait la bruyante musique guider ses mouvements. Je ne ressentais plus rien sauf les battements de mon cœur qui cherchait à s’échapper de ma cage thoracique. Je souhaiterais retourner dans cette situation d’inconscience profonde. Pendant cet état qu’on pourrait qualifier de second et avancé, les mains baladeuses de mon hôte devenaient insignifiantes. Ses caresses étaient les bienvenues sur mon corps insensible qui raffolait de son attention. La nuit était interminable.

Mais je ne peux pas me permettre de voyager sans en subir les conséquences. Tisser des liens, c’est avant tout partager des choses. Partager des trucs. Le genre d’aventures à peu près signifiants qui lie des individus les uns aux autres sans qu’ils aient réellement le choix. C’est de cette manière que j’avais rencontré ma petite amie. Ou plutôt, mon ex-petite amie. Nous avions partagé ce fameux rail de coke. Et le reste de l’aventure demeure mystérieux. Je repense souvent à elle. Comment se fait-il que nous ne soyons plus ensemble ? A quel moment avais-je merdé ? C’est dommage. On était comme Barbie et Ken. Sans Ken. Et avec une deuxième Barbie.

Le tourbillon ne cesse ne tourner et tous mes souvenirs se confondent. Je ne sais plus où j’en suis, je ne sais pas comment j’en suis arrivée là. Je ne m’en rappelle plus.

Je lève la tête et je reviens dans le bar. La chaise en face de moi est vacante. Je suis seule.