Le son de leurs voix nous devenait de plus en plus insupportable. Des cris qui peuvent se confondre à des caquètements stridents de chattes en chaleur ou à des macaques se ruant sur une pile de bananes abruptement lancées au milieu de la cage. Ces putains de gosses pourris gâtés, individuellement, se confondent dans une espèce de masse uniforme, tous indissociables. Ils sont beaucoup trop heureux à notre goût. Cette joie imbuvable se manifeste par la vibration de l’air que leurs cordes vocales font odieusement résonner, comme une douce cantate composée d’assonances. Chacune de ces interférences viennent alors violemment frapper nos tympans qui menacent de se déchirer à tout moment.

Notre regard écœuré les balaye les uns après les autres. Nous remarquons alors une fille assise seule dans le coin de leur table. Elle semble attendre quelqu’un. Ou quelque chose. Ou quelque chose de plus peut-être. Elle ne semble pas être amusée par la discussion menée par un crétin chétif tant elle est distraite par son ennui. Avec un regard sombre et vide, elle louche sur son verre de vin à moitié plein. Ou plutôt à moitié vide dans son cas. Sa dense chevelure assombrie par la luminosité terne effleure ses délicates épaules comme une soyeuse étoffe abimée par sa lassitude. Ses mains jointes sont installées sur ses cuisses. Elle a les jambes croisées, comme pour dévoiler une certaine pudeur qu’elle habille derrière une fierté certaine. Ses mollets nus chevauchent le passage. Ses jambes sont longues et le couloir trop étroit. Sa veste kaki au col brun traduisait sa volonté de s’extirper du groupe en se fondant dans le décor, comme pour être assimilée par le mur cuivré.

Notre attention la quitte alors un instant, comme pour nous permettre de revenir à nos pensées. La plus grosse erreur de notre vie a été celle de naître. Il s’agit ici de notre interprétation laïque du péché originel. Nous sommes assujettis à une responsabilité qui nous est imposée et la possibilité du choix demeure inexistante. Une profonde angoisse nous surprend alors lorsque nous réalisons qu’il s’agit d’une sentence à perpétuité que nous purgeons avec ce corps. Nous permettons alors à notre esprit d’arpenter un bref voyage rêveur dans la dure réalité. Nous pénétrons alors un abîme où la plus grande crainte du vivant est sa propre fin. La tentative de repousser ces réflexions terrifiantes se solde par un échec cuisant. De nombreuses pensées déferlent continuellement et tachent la paroi de notre conscience. Nous prêtons alors attention aux palpitations cardiaques qui font raisonner les battements jusqu’au bout de nos extrémités. Nous avons le sentiment que des milliers de vers rampent en nous, prêts à surgir par les pores moites de notre peau. L’œsophage s’assèche. La respiration devient étouffante.

Nous tentons d’échapper à cette épreuve en nous écartant de cet environnement opaque et oppressant dans lequel nous nous trouvons depuis désastreusement trop longtemps. Chaque pas demande un effort surhumain qui s’avère impossible à surmonter, pendant que notre être tremble dans son entier, pris d’une épouvante irrépressible. Un danger fabriqué règne en ces lieux et nous avons le sentiment qu’il va nous attraper par le col pendant que nous chancelons brusquement de gauche à droite, butant contre le dossier des chaises d’autrui dans le couloir trop étroit. Alors que tout s’assombrit et que le souffle s’affaiblit, nous finissons par succomber à la pesanteur décuplée qui pèse sur nos épaules et abandonnons notre corps à la boiserie du sol.

Nous ne réveillons notre conscience que lentement. Nous sentons alors une main se poser sur notre épaule. C’était une main sensible et douce. Nos corps étaient maintenant liés par ce pont qu’elle avait charpenté à l’aide de son bras. Nos regards se croisent et à cet instant précis, une alliance inébranlable se scelle.

Elle se lève, se retourne, et je ne peux m’empêcher de contempler cette veste kaki au col brun s’éloigner.