Paradoxalement, les œuvres qui abordent le mieux la question de la conscience humaine sont celles mettant en scène des personnages qui n’en ont pas. C’est ainsi que le moment le plus humain dans Blade Runner se trouve lors du monologue de Roy Batty, l’antagoniste principal qui est un cyborg. De même, les tourments du Major Kusanagi dans le Ghost in the Shell de 1995 vont aussi mettre à mal notre rapport au corps et à la conscience. L’héroïne, habitant dans un corps entièrement artificiel, ne parvient plus à faire la distinction entre l’humain et la machine. Le jeu que l’on va aborder dans ce texte se situe dans le prolongement de ces questionnements existentiels. A quel moment l’IA s’arrête ? A quel moment la conscience débute ?

Nier Automata est le fruit de l’esprit un peu fou de Yoko Taro, une personne étrange qui, à la manière des Daft Punk, a pris comme habitude de porter un masque lors de ses apparitions publiques. Il est notamment le père de Nier, un jeu considéré comme culte aujourd’hui malgré des ventes décevantes. Il est parvenu à atteindre ce statut grâce à son histoire et à sa musique qui laissent une empreinte indélébile dans la vie d’un joueur. Le jeu est servi par une forme de folie que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui n’hésite pas à alterner entre différentes phases de jeu et à mélanger les codes pour déstabiliser le joueur. Nier Automata est donc une suite lointaine de Nier (le jeu se passe plusieurs milliers d’années après les événements du premier opus) et il a la lourde tâche de lui succéder.

Nous sommes dans un monde post-apocalyptique. Un monde où ce qu’il reste de l’humanité fut forcée de quitter la Terre et de se réfugier sur la Lune après une invasion extra-terrestre. Pour reprendre leurs territoires, les êtres humains ont conçu des androïdes pour qu’ils se battent à leur place. Malheureusement, les extra-terrestres en ont fait de même et ont créé des machines pour contrer les vagues offensives des androïdes. S’installe alors une guerre de tranchée qui prend l’allure d’un conflit sans fin. Un conflit qui dure depuis tellement longtemps qu’un slogan « Gloire à l’humanité » se retrouve affiché partout dans la base spatiale des androïdes afin de rappeler la raison de cette guerre devenue routine.

Le jeu nous fera incarner deux androïdes qui sont : 2B, qui fait partie des forces d’élite et 9S, qui est un éclaireur et un spécialiste du piratage. Le gameplay va donc changer selon le personnage que l’on va contrôler. 2B étant une experte de l’arme blanche, son style de combat sera nerveux et il ne faudra pas hésiter à foncer sur les hordes d’ennemis. Alors qu’avec 9S, il faudra privilégier le piratage, qui va se traduire à l’écran par une phase de shoot’em up. Cette distinction qui se fait dans la manière de jouer, entre les deux personnages, permet de souligner d’autant plus leurs différences. 9S, bien qu’il soit un novice, est un modèle d’androïde plus évolué que 2B. Il se fera indirectement la voix du joueur en questionnant l’environnement qui l’entoure et en faisant part de ses doutes. 2B préfère agir selon les règles et ne veut pas les remettre en question, malgré les contradictions qui se feront de plus en plus nombreuses entre la théorie et la réalité du terrain.

Car, en effet, durant leur mission, 2B et 9S vont se rendre compte de choses qui ne collent pas du tout avec ce qui leur a été enseigné par leurs supérieurs, comme le fait que les machines ne ressentent aucune émotion et encore moins de la douleur. Mais durant leurs affrontements, ceux-ci vont laisser échapper des cris, ils vont supplier et même parfois, ils vont fuir. Ces robots, qui nous étaient présentés comme une masse d’ennemis uniformes, vont se révéler contenir une multitude d’individualités. Il ne s’agira alors plus, pour 2B et 9S, d’éliminer des robots mais, de tuer des êtres qui semblent avoir une conscience. Ce qui change totalement le poids de leur mission.

Que l’on ne s’y trompe pas, bien que les personnages que l’on va côtoyer dans cette aventure soient exclusivement des robots, Nier Automata est un jeu profondément humaniste. Les machines que l’on sera amené à rencontrer tout au long du jeu, malgré leur apparence très « robotique », vont exprimer des convictions et des sentiments. Le joueur se surprendra alors à éprouver de l’empathie pour eux. Le jeu nous invite à sillonner le monde à la rencontre de différents personnages qui, chacun, à leur manière, vont exprimer leur façon d’être humain. On fera la connaissance de Pascal, un robot qui a horreur de la guerre et qui a fondé un village qui se veut pacifiste. On peut aussi citer ces robots qui ont décidé de mettre en scène « Roméo et Juliette » de Shakespeare qu’ils renommeront « Des Roméos et des Juliettes ». Une pièce qui, comme son nom l’indique, verra se réunir plusieurs Roméos et plusieurs Juliettes se déclarer leur flamme pour ensuite s’entretuer. Ces robots n’ont aucune idée de la raison qui a fait que cette pièce est entrée dans la postérité. Ils n’y connaissent rien en théâtre et pourtant, ils se sont livrés à cette exercice difficile car, c’est ce que faisaient les humains et c’est ce qu’ils appréciaient.

Toutes ces machines ont comme idéal l’être humain et chacun va essayer de l’atteindre à sa manière. C’est pourquoi on les voit jouer à faire comme les humains, à se demander ce que ferait un être humain à leur place. On assiste alors à des êtres qui tentent de devenir humains et qui se posent toutes sortes de questions. Ce genre de questions que l’on oublie souvent de se poser, qui reviennent à la charge au moment où l’on s’y attend le moins et qui nous clouent au sol. Ce genre de questionnements inutiles qui, pourtant, vont jouer un rôle crucial dans ce qui fait que nous sommes nous. Observer des machines tenter de nous ressembler permet de prendre du recul quant à nos convictions et à notre comportement. Le fait de voir ces personnages se poser des questions qui, pour nous, sont naïves mais qui ne sont pas évidentes pour le profane permet d’apporter un regard neuf sur ce qui fait de nous des êtres humains. Finalement, il n’est donc pas si paradoxal que les œuvres qui questionnent le plus notre conscience mettent en scène des personnages qui, a priori, n’en ont pas.