Je suis une tête dans un corps. Je suis un esprit dans une tête. Je suis un squelette sous une peau. Je suis l’infini dans une limitation.
Je vais vous raconter. Je suis en train de grimper une colline. De ma place, j’arrive à apercevoir son sommet, qui m’offrira, une fois atteint, un panorama grandiose sur les montagnes et sur la ville qu’elle surplombe. Cependant, la route est encore longue avant d’arriver à cette hauteur. Fatigué après ces longues heures de marche, je décide de m’asseoir sur une souche posée sous un tilleul, duquel je laisse mon dos s’appuyer. Je respire lentement et regarde à nouveau le sommet de la colline.
Mon esprit s’imagine alors la vue qui me sera dévoilée. Les couleurs se mettent en place dans ma tête, la taille des éléments se trouvant de l’autre côté de la colline, l’odeur, le nombre, le bruit. Je comprends alors que la seule limitation à cette réalité est mon corps. Ce sommet que je tente de grimper est inaccessible. Je sais ne pas avoir la force de continuer ma montée. Et cela, à cause de cette prison interne et éternelle qu’est mon corps. Ma tête peut bien s’imaginer ce qu’elle veut, mon corps sera toujours là pour lui rappeler que la réalité tangible, la « vraie » réalité, ne dépend que de lui. Alors, j’ai choisi de l’abandonner. Ma tête s’est alors délicatement détachée de mon corps, puis s’est envolée. Libre. Enfin.
Je suis donc parti à la découverte du monde. Flottant dans les airs, j’ai survolé sans effort la montagne. De là-haut, j’ai pu voir ce que mon corps n’aurait jamais réussi à me faire voir. J’ai vu la ville sous mes yeux, ces maisons alignées sur le flanc de la colline me faisant face, disposées dans cette cuve telles des fourmilières protégées par un conifère. J’ai vu les lumières scintiller sur les fenêtres de ces habitations, ces points blancs brillant dans l’obscurité tel les reflets des étoiles recouvrant le ciel noir, éparpillées en un milliard de points dans cette immensité paisible, à la surface de cette noirceur lisse et tranquille qui ne recevait pour seule lumière que les rayons argentés de ce croissant de lune qui dominait l’ensemble de cette profondeur. Je suis resté jusqu’au petit matin. Le jour se levant, j’ai vu le blanc sur les crêtes de ces montagnes, la force impassible de ces roches gigantesques, les lignes ondulées de ces traînées de neige encore fraîches qui se dessinaient, semblables aux lignes de la main, sur lesquels se trouvaient peut-être écrites les réponses de la vie. J’ai vu les nuages embrasser les pointes de ces sommets, les recouvrir, épouser leurs formes puis, doucement, les libérer pour s’envoler au loin, laissant parfois entrevoir un morceau de forêt.
Puis je suis redescendu. J’ai traversé des océans, emporté par le vent qui caressait l’arrière de mes oreilles, faisant vibrer mes cheveux. J’ai vu l’eau bleu foncé de ces océans, entourée par rien d’autre que l’horizon, cette vaste étendue liquide ondulant calmement dans un silence total, des petites vaguelettes formant à la surface une mousse blanche et salée. J’ai vu des baleines voguer paisiblement sur le ventre, crachant parfois des jets d’eau formant une fois dans l’air des gouttelettes d’eau scintillantes au contact du soleil puis s’évaporer, voyant apparaître peu après sur leur dos des goélands blanc crème, cherchant repos avant de continuer leur vol vers de nouveaux horizons.
J’ai suivi ces oiseaux, leur vol en V, leur chant, leur discussion, un écho dans ce vide complet. Arrivé sur une plage, je me suis reposé sur le sable chaud, granuleux, dur. J’ai vu des crabes sortir de la terre puis se terrer à nouveau quelques mètres plus loin. J’ai vu le soleil se coucher, sa couleur orangée laissant un tracé dans le ciel, devenir rose ensuite, puis les derniers rayons disparaître pour laisser place à la lune. Je me suis tassé en haut d’un cocotier, déposant ma tête sur une branche tassé autour de dizaine de noix de coco, faisant flotter dans l’air encore chaud de cette nuit tiède une odeur sucrée et écrémée.
A l’aurore, j’ai volé au sommet d’un volcan se trouvant au milieu de mon île. Sous les premières lueurs du jour, j’ai observé la lave s’échapper du trou, des gouttelettes giclant pour retomber sur le sable noir et carbonisé l’entourant. J’ai entendu la terre vrombir, le sol trembler, j’ai senti le souffre s’évaporer de cette fumée sombre et épaisse qui cachait le soleil naissant pour plonger le décor d’un gris foncé, comme à l’approche d’un orage imminent. J’ai continué ma route encore bien longtemps.
Sur une autre île, j’ai traversé une forêt dont aucun être humain n’avait jamais foulé le pied. Le soleil au zénith, sa lumière transperçait à travers les arbres, créant un reflet féerique que j’observais, comme embrumé dans un rêve, faisait perler des gouttes d’eau sur les brins d’herbe vert clair qui m’entouraient. J’ai entendu le bruissement des feuillages lorsqu’un léger vent chaud s’est levé. Des cris de crapauds et de grillons donnaient vie à l’environnement. Je croisais des oiseaux de toutes les couleurs accrochés à la pointe des branchages des ifs. Des violets, des roses, des jaunes, des oranges. Certains me toisaient du regard, d’autres observaient calmement la forêt les entourant. J’avançais au travers des lianes, des buissons et des troncs d’arbres sur lesquels poussaient mousse, bourgeons et champignons.
Je suis reparti, un long vol m’emportant jusque dans le désert. J’ai parcouru de longs kilomètres dans cette immense région recouverte de sable couleur ocre. J’ai grimpé en haut de ces dunes sous un soleil de plomb, observant ces milliers d’autres petites collines, ma vision rendue floue par cette luminosité de feu qui brûlait cette terre vierge de toute vie. Plus loin, les dunes disparaissaient pour laisser place à de longues étendues plates desquelles le sable prenait alors une couleur jaune vif. Des palmiers isolés se découvraient parfois, leurs ombres sous lesquelles je me reposais m’offrant un instant de répit dont je profitais pour m’assoupir, à l’abri de cette fournaise qui, tout autour, dévorait l’air de sa chaleur.
A la recherche de fraîcheur, j’ai mis le cap sur le nord. Je me suis approché de ces côtes faisant face à l’océan. Le vent soufflait violemment, emportant avec lui d’imposantes vagues, s’écrasant en bourrasques sur la terre qu’elles atteignaient enfin. Cette terre recouverte de cailloux, qui scintillaient une fois l’eau reculant, s’érodant après toutes ces années à se voir écraser sous le poids de ces torrents. J’ai vu ce ciel gris et sombre plonger l’environnement dans une sorte d’obscurité constante, ces nuages menaçants glisser rapidement au-dessus de ma tête. J’ai senti le sel s’imprégner sur mes lèvres, s’insérer dans mes narines, un picotement délicieux descendre le long de ma gorge. J’ai senti mes joues rougir, mes yeux se remplirent de larmes glacées, le bout de mon nez se geler lentement. J’ai senti les premières gouttes de pluie s’abattre sur mon crâne, puis couler de mes cheveux le long de mon front pour venir se suspendre à mon nez pour enfin s’écraser rapidement à terre rejoindre ces milliards d’autres. Leurs chutes créaient ce concert sonore à la fois délicat et puissant, résonnant dans toute cette nature m’entourant.
En tournant la tête, je découvrais un phare, dressé face à la mer. Les vagues s’écrasant sur les rochers faisaient gicler l’eau à ses pieds. Il était de couleur blanche, encerclé à plusieurs niveaux de rouge. A son sommet, un jet de lumière éclairait au loin l’horizon, comme une source de vie s’offrant à ce décor hostile de l’océan sombre et déchaîné.
J’avais parcouru de longs kilomètres, traversé des continents, des paysages de mille et une sorte, des terres que personne n’avait jamais foulées, des lieux que je n’aurai jamais pu atteindre avec mon corps. Je sentais qu’il était maintenant temps pour moi de rentrer. De le retrouver. Mais avant cela, je voulais grimper au sommet de ce phare. Là où la lumière prenait sa source. Voir une dernière fois le monde de là-haut. Je suis donc entré. À l’intérieur, il faisait extrêmement sombre. Les murs et le sol étaient en pierre. Une odeur de cailloux mouillés s’élevait de l’endroit. J’entendais du dehors le vrombissement des vagues, le clapotis des gouttes de pluie contre la vitre de la porte. Je grimpais l’escalier en colimaçon se trouvant à droite de l’entrée qui serpentait jusqu’au sommet. Le passage était extrêmement serré, et l’ascension me parut durer une éternité. Plus je m’élevais, plus le bruit des vagues se fit silencieux. En levant la tête, j’apercevais en haut un point blanc lumineux, m’indiquant que j’arrivais bientôt à la fin. Enfin, après encore quelques minutes de montée, je débouchais enfin sur cette pièce à la pointe du phare. Je m’arrêtais, fixant la vue me faisant face. Une baie vitrée entourait la pièce, formant un demi-cercle s’arrêtant aux extrémités de l’escalier, offrant un panorama époustouflant sur tout l’océan. Au milieu de la pièce, le phare se dressait, accroché à un poteau enfoncé dans le sol. Je suivais des yeux son faisceau qui pointait au loin, disparaissant dans les profondeurs de l’océan. La luminosité était intense, en contraste avec le couloir ténébreux que je venais de quitter. De cette hauteur surplombant l’océan, j’avais l’impression de percevoir la limite de cette étendue d’eau, de découvrir le point où au loin la terre s’arrondissait. L’immensité de ce décor, dont la beauté était sans égale, me donnait la sensation d’être en plein rêve. Je fermais les yeux, et inspirais intensément. Un sourire se dessina sur mes lèvres. Ce tout qui m’entourait, ici comme dans les autres lieux que j’avais visités, m’avait accepté. J’étais heureux, et en paix avec moi-même. Je pouvais maintenant rentrer.