par Victor Comte


Ses amis sont-là, dans des t-shirts trop serrés faisant saillir leurs sommets protéinés. Il y en a quelques autres, photocopies fantomatiques. Elles sont là aussi, nacrées, fantasques, yeux en poudre à canon, lèvres de sang. Proies en maraude. Il est en retard, se retrouve face au rang de soldats de plomb bronzés aux UV. Qu’attendent-ils ? Certainement pas la présence du spectre au milieu des fantômes.

Les gouttes se détachent des lampadaires sur l’océan d’asphalte, le liquide irradie. Leurs corps flottent au-dessus du sol, sur des chambres remplies d’air. Immobiles, on glisse sur un fil, droit vers la boîte, île borgne au milieu de l’océan d’asphalte, pèlerinage du samedi soir. Habits de cérémonies, libations rituelles, vodka – red-bull, jack – coca, deux-trois Alléluia, la messe est close. La bénédiction coute moins cher si on la consomme sur le parking. Un gorille ironique protège l’accès au vivarium des reptiles à sang chaud. L’air se dilate, le temps devient boueux, comme sa bouche. Effet physiologique. Le grand animal nous toise, épie nos proies prédatrices. Le miroir de Vénus est une clé qui ouvre beaucoup de portes. « Laisse-les passer », lâche l’accent slave. « Sésame » murmure les gonds. Mur d’ombre, rideau de lumière, bourdonnement indistinct. La Ruche. Tout se précise, le bruit devient son et les vibrations, battements. Il brule ici, tous brulent. Le contact est incandescent, chaque verbe prononcé est une épreuve à l’ouïe. Le temps s’accélère, la nuit devient véloce, elle court comme une dératée, à bout de souffle, sur des rythmes sans cœur, une musique désorganisée. Il se sent perdu, brisé devant les corps désarticulés, un jeu dont il ne maitrise pas les règles. Lentement, l’étranger se rejette hors du monde, sans même qu’on l’en ait sommé. Il crépite étrangement à chaque éclatement de projecteur. Il scrute l’horizon des murs, noir sur noir, mais il le voit, la lumière est trop forte. Il le voit, au fond, là-bas, au coin, toujours plus près, à bonne distance. Ses yeux sont là, fixes, d’un rouge éblouissant, brûlant. La tête lui tourne, elle veut s’enfuir de cette boîte à ombre, abandonner le corps martyr comme une enveloppe qu’on laisserait se consumer. Il laisse s’effondrer sa carcasse dans un cratère de mousse, confort de pacotille. Les jambes lui brulent du sur-place prolongé. Il regarde ses pieds, mais il le voit encore. Ses yeux douloureux, son corps qui se détache du noir sur le noir. Il le sent traverser la pièce en diagonal, toujours plus violent, le cri se prépare.

Il quitte un instant sa gorgone. La mousse du canapé s’émousse, il s’enfonce.

– Salut, répond-il.

– Tu dois pas venir souvent ici, toi.

– Hein ?

Chaque phrase est un demi-hurlement, trahison d’une souffrance commune. Ils souffrent tous, mais préfèrent l’ignorer. Sauf lui.

– Le coin des poufs, c’est celui des filles. Mais maintenant que tu es là, faut croire que c’est aussi celui des étourdis.

Elle avait des mèches de lierre carbonisé, marée forestière lissé droit, maquillant leur sauvagerie naturelle. Il aurait pu s’enfoncer dans ses yeux pour y retirer les veines de jade qui couraient dans son iris. Elle lui confia son nom, un nom qui finissait en « a » et qui s’échappait déjà pour finir dans un fond de liquide sucrée, dans le verre en face de lui. Il aurait voulu passer sa main sur le visage de la fille pour en arracher la mélancolie, mais il y resterait surement collé. Et soudain, il comprit que c’est ce qu’elle faisait exactement avec lui. Il sentait sa paume venir s’écraser sur son ennui, et ses doigts pincer son dégout, serrant, tordant ses émotions comme le chewing-gum qu’elle mâchait. Et il aimait ça. En regardant ses yeux fardés, ses brins de charbon, sa tenue qui porte le deuil mieux qu’une épitaphe, il vit le noir sur le noir, et il ressentit, la douceur.

Il lui raconta comment le plafond prenait la forme d’une goutte au-dessus de la foule et comment les corps étaient pris un peu plus chaque seconde dans leur position de statue de cire. Elle a ri. Lorsqu’il voulut lui dire que tout ce qu’il voulait, c’était fermer les yeux sans avoir à bouger ses paupières, elle l’a coupé. Elle l’a pris par le bras, lui a fait traverser une allée de coudes, de jambes, de fesses, de coup de pied dans les tibias. « Viens, lui avait-elle dit, on a rien à foutre ici. » Le toit disparu, laissant apparaitre un plafond de nuit, avec quelques veilleuses laissée au hasard d’une trainée de lait. Un baiser transit accueillis les naufragés de l’île sur l’océan bitumé. Les larmes s’écoulaient comme un voile infini, la pénombre pleurant son amant flamboyant et inconnu, qui se lève à son couché et s’endort lorsqu’elle se réveille. Il se dit que la pluie est le seul moment où l’on peut pleurer sans être vu, goutte sur goutte, noir sur noir. Mais il n’a pas envie de pleurer. Elle lui écrase ses phalanges dans les sienne, comme deux armées rivales qui s’étreignent. Pendant une seconde, il croit percevoir, dans le noir, une autre présence que la sienne. Pas le cri, pas le noir dans le noir, mais autre chose. Il y croit, il y tient, comme un enfant microscopique, un œuf, un œuf de poisson dont il ne veut pas briser la coque, dont il veut conserver le gout salé pour toujours. Ils rejoignent les berges, elle nage divinement, elle court encore mieux. Il suit le courant, un peu plus loin. Une dernière fois il jette son regard en ancre mélancolique, vers les fantômes, le gorille, les reptiles. Elle s’arrête, lui ferme les yeux sans toucher à ses paupières, le couche à la verticale. Aveugle comme un papillon dans un lampadaire. Puis ils repartent, fuyant au-devant de l’avenir.