1994

« C’est pas juste. Pourquoi ça s’est passé comme ça ? Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter ça ? Où est la morale là-dedans ?
Quelle merde. Saloperies d’enculés.

-Garçon, encore un whisky !

Qu’est-ce qu’elle a à me regarder, cette poufiasse au bar ? Elle doit être choquée de voir une vieille merde s’enfiler un septième verre en moins de dix minutes. Avec sa robe de soirée rouge, son collier de diamants à vingt mille dollars, ses boucles blondes comme de l’or, son parfum vanillé et ses yeux bleus comme l’océan. Qu’est-ce qu’elle fout dans un bar aussi craignos d’ailleurs ? Ça pue la fumée de cigare et la vieille bouffe mexicaine dans toute la salle. Le serveur à l’air d’avoir cent cinquante ans, avec son gros ventre dissimulé derrière un vieux tablier tâché et sa moustache grisonnante. C’est sûrement pas lui qui a posté ces affiches de mannequins à poil sur le mur derrière le bar, camouflées par ces centaines de bouteilles d’alcool. Et la clientèle. J’en parle même pas. 3 types en costard Versace affalés sur les canapés bordeaux du fond de la salle. Ils fument leur clope en se bidonnant comme les gros crétins qu’ils sont. Y’en a même un qui porte encore ses lunettes de soleil. Sûrement un mafieux du coin.

À gauche de la salle, sur la petite estrade, un couple, la trentaine vue d’ici, qui picole sans même discuter. Le mec porte une chemise à carreaux verte, une moustache rousse posée sous un nez pointu, des cheveux bruns courts, entremêlés, probablement jamais coiffés. Il descend sa chope de bière, effleurant parfois les doigts de sa copine qui tient fermement la sienne. J’arrive à peine à distinguer l’alliance sur sa main plus blanche que la mousse qui recouvre son verre. Elle le fixe de ses yeux bruns, pâles, vide de toutes émotions. Sa belle robe blanche à pois rouges laisse à penser qu’elle a dû se faire une fête à la perspective de cette soirée. La pauvre, elle a dû vite déchanter.

Au bar, affalé sur son tabouret, un gros camionneur pionce paisiblement, le menton posé sur la graisse de son deuxième menton, sa casquette noir tirée sur ses yeux clos. A côté, deux grands secs à la dégaine de ringard laissent traîner leurs mains sous les jupes des deux filles du bar qui semblent plutôt bien s’en accommoder, à en juger par le son de leur faux rire et du mouvement délicat de leurs ongles caressant la tignasse de leur proie respective qu’elles savent désormais acquises à leurs moindres désirs.

Les deux amis sourient comme des ahuris, béats devant ce qui doit sûrement être le plus beau moment de leur vie merdique. Putain, je rêverai de m’emparer du club de golf que le patron cache sous son bar et de leur asséner un coup sur leur sale tête, entendre le bruit de l’os craquer, se fendre sous le poids de l’acier, sentir les vibrations du manche descendre pour remonter ensuite dans mon avant-bras, mes ongles, mes doigts, dans la paume de ma main, au poignet, poursuivre jusqu’au coude pour terminer dans mon épaule, roulant sous ma peau, hérissant chaque poil, me régénérant pour me donner la force de frapper encore et encore sur ces visages, éclaboussant le mur, le bar, les deux putes, le gros, le couple et les trois merdeux de sang rouge, acide, chaud, voir ces tables flotter à la surface de la marée rougeoyante qui ce serait abattu, resplendissante sous la lumière pâle des rayons de ces néons décrépis collés au plafond. Et à-côté, la blonde à la robe rouge qui continue de me regarder.

Bordel, je les déteste. Je les déteste tous. Ils me répugnent. Des êtres sans vie, des fantômes, des parasites jubilant sur leur vie minable. Content simplement d’avoir vécu une journée de plus, se retrouvant dans cette cellule pour échanger sur les événements insignifiants de leur quotidien, ou pour ne rien dire. C’est encore mieux qu’ils ne disent rien. Et moi, je suis là aussi, à observer ces êtres indigestes. Moi, qui devrais être au sommet. Moi, qui contrairement à eux, ai du talent. Ou du moins, je le croyais. Il a fallu que l’autre débarque juste avant. 6 mois avant, exactement. Pourtant, les gens me disaient, « mec, ton projet, il est énorme ! Cet album, il va rester dans les mémoires, c’est sûr ! » Et moi, je les croyais. Qui ne les aurait pas crus ? Tous les retours étaient dithyrambiques. J’allais grimper tout en haut, et ne plus jamais redescendre ! Et puis, l’autre est arrivé. On l’avait pas vu venir. Personne ne s’attendait à ça. Même quelque temps après, j’étais persuadé que l’engouement passerait. Le mec était bon, mais mon projet était au-dessus. Pas de doutes. Mais à dire vrai, je n’avais pas réalisé la portée de son projet. J’étais confiant le jour de la sortie de l’album. De MON album. Le jour J est arrivé. L’album est sorti. A la trappe. Personne n’en a parlé. Personne ne l’a remarqué. Le projet de l’autre était encore dans toutes les oreilles. Et les gens avaient tranché. Bye bye, Omar. On passe. Suivant. Dans l’oubli. Moi.

J’ai tout donné. J’ai tout mis dans cet album. Toutes mes espérances reposaient sur ces 15 morceaux pour lesquels j’ai tout investi. Et rien ne devait se mettre en travers de mon ascension. Mais voilà, j’étais arrivé 6 mois trop tard. Le hasard de l’histoire fait parfois mal les choses. Mais est-ce réellement le hasard ? Où n’ai-je simplement pas été à la hauteur ? La faute incombe-t-elle au hasard ou à ma médiocrité ? Dois-je haïr ce monde injuste, ou ma personne qui cache son échec derrière une injustice imperceptible ?

Mais ça, au final, tout le monde s’en fout. Les gens n’ont que faire du travail acharné d’un individu. Ils préfèrent suivre la tendance, et se retrouver dans des bars merdiques pour discuter de leur vie tout aussi merdique. Et moi je suis là aussi, affalé au bar telle une épave. Je colle bien au tableau finalement. Une âme morte rôdant autour de ce cimetière.

Soudain, le morceau qui sort du poste de radio m’arrive aux oreilles. Je le reconnais. C’est l’autre. Un frisson me parcourt alors le corps, partant de mes chevilles pour remonter dans mon dos jusqu’à la pointe de mon crâne, comme une piqûre de moustique meurtrière propageant son venin dans chaque tissu musculaire de mon corps. Refusant la paralysie générale, je me dresse, faisant renverser le tabouret. Mes mains sont moites, mon cœur se débat violemment, mon ventre se contracte. Je fixe mon verre à moitié vide, observe la couleur nacrée du liquide flottant légèrement à la surface, suis la descente légère des dernières gouttes incrustée au bord du récipient que je viens de relâcher après ma dernière lampée. J’inspire lentement par le nez, tâchant de garder mon calme, de ne pas laisser mes jambes s’écrouler sous le poids de mon angoisse. La tête me tourne. J’ai l’impression de reculer, comme si ma vision s’échappe de mon corps qui lui, reste inerte. Je vois trouble, et entend indistinctement des voix qui résonnent en écho dans mon crâne et sifflotent tel un bourdonnement dans mes oreilles. Une main se dépose alors sur la mienne. Je reviens brusquement à la réalité.

-Monsieur ? Monsieur ?

C’est le serveur. Il me serre la main, le visage alarmé. Autour de moi, tout le monde m’observe, silencieux, inquiet. Mon esprit reprend lentement connaissance. J’ai froid, et sens mon dos inondé par la transpiration.

-Monsieur, est-ce que ça va ?

-Je…

Les voix redeviennent distinctives. J’entends alors celle de l’homme à la radio.

-…C’était donc le dernier morceau du premier album de Nas, sorti il y’a seulement quelques mois et déjà considéré comme un des plus grands albums de l’histoire du hip-hop…

-Monsieur ? répète le serveur, monsieur est-ce que tout va bien ?

-Je…

Je tourne la tête. La blonde du bar me fixe également, les yeux grands ouverts. Puis, elle me sourit.

Je me retourne, ramasse ma veste tombée au sol avec ma chaise, l’enfile en marchant d’un pas précipité à travers la salle. J’abaisse la poignée, je pousse la porte. Je me retourne encore une fois. Les gens me dévisagent toujours. Je sors. »

Tracklist:

  1. Creative Control
  2. Word…Life
  3. O-Zone
  4. Born 2 Live
  5. Time’s Up
  6. Point O’ Viewz
  7. Constables
  8. Ga Head
  9. No Main Topic
  10. Let It Slide
  11. Ma Dukes
  12. Story
  13. Outtro (Sabotage)
  14. Born 2 Live (Remix)
  15. Time’s Up (Remix)