Le Totem : Un Voyage Anthropologique


Le monde était divisé en deux camps : la côte Est et la côte Ouest. Cette époque était caractérisée par la perpétuation d’une tradition millénaire de sculpture de totems représentant des guerriers menaçants brandissant haches et lances. Ces derniers symbolisaient la grandeur des peuples et leur potentiel de domination. La rivalité qui opposait les côtes ne se limitait pas uniquement à la prétention d’avoir érigé la tour la plus éminente. En effet, avec cette coutume s’accompagnaient d’innombrables batailles sanglantes qui conduisaient à de lourdes pertes.

Aucun des deux partis n’avait néanmoins le dessus ; dès lors qu’une escouade menait une offensive triomphante, un bataillon antagonique lançait une opération victorieuse dans les mois qui suivaient. Avec leur soif de pouvoir qui s’avérait véritablement impossible à étancher, cette opposition semblait interminable. Du moins, c’est ce qu’en pensaient les Anciens. Selon eux, l’orgueil infantile et naïf de leurs héritiers pourrait bien être la raison de leur perte.

Parmi les différentes et nombreuses peuplades qui occupaient la côte Est se trouvait la tribu appelée Quest. Elle n’était composée que de trois jeunes membres : Kamaal, Malik et Ali. Malgré le fait qu’ils n’étaient que peu nombreux, le talent singulier que possédait Kamaal dans le domaine de l’élaboration de totems leur a conféré le statut de tribu tant revendiqué. En fin artisan, ce dernier était déjà l’auteur de deux totems méticuleusement construits quelques années auparavant.

Bien que le conflit entre les deux côtes faisait rage depuis bien des années, les membres de la tribu Quest refusèrent d’y prendre part. Ils prônaient en effet une idéologie pacifiste et ne trouvaient aucun bénéfice à cette violente hostilité. A l’encontre de la volonté dominante, au fil des années, ils tissèrent des liens avec certains clans de la côte Ouest, s’inspirant parfois des caractéristiques artistiques qui leur étaient propres.

La tribu Quest se réunissait tous les jours à la lisière de la Forêt Noire. Malik et Ali se contentaient de contempler Kamaal abattre l’arbre et retirer vigoureusement l’aubier du thuya géant. Une fois ce procédé accompli, l’artisan pouvait commencer à pratiquer son art. Alors qu’il ne partait que de la simple écorce cylindrique, on pouvait apercevoir que les pensées du jeune sculpteur se matérialisaient progressivement. Lui-même se surprenait à dévisager le ciel pendant plusieurs minutes consécutives, comme pour visualiser sa conscience, pendant que la fine pluie s’abattait gracieusement sur ses joues, avant de replonger dans le monde matériel et tangible. Un sentiment d’impuissance s’emparait de Malik et Ali lors de ces longs moments de passion entre Kamaal et sa science. Frôlant la psychorigidité, ce dernier refusait de subdiviser les tâches : tout viendra de lui et uniquement lui ; de la coupe de l’arbre jusqu’au redressement du totem. Malik et Ali n’interviendront qu’après ce long et laborieux processus de production.

Depuis l’érection du premier totem par la tribu Quest, l’intégrité artistique de Kamaal a été interrogée. Ce dernier a en effet été accusé de s’approprier des idées d’autres artisans. Si tel était le cas, ses pièces ne seraient alors qu’un agglomérat de pièces détachées de diverses œuvres. Mais Kamaal réfutait toute accusation :

« L’homme, depuis toujours, a été inspiré. Selon moi, l’acte de création, dans le sens strict du terme, n’existe pas réellement, car tout est uniquement constitué d’inspiration. Ce qui signifie alors que rien ne se crée de rien, mais que tout est une adaptation d’un objet préexistant réel ou conceptualisé jusqu’à l’artéfact fini. Un chimiste français avançait que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Il n’en est pas uniquement question de chimie ou de la matière de manière générale. Cette loi peut hypothétiquement s’appliquer à n’importe quel domaine dès lors que l’on y insère un concept de création. Le royaume de l’art n’en est pas épargné. Toute œuvre aboutie est à nouveau le produit de l’ensemble du bagage culturel de son auteur. C’est une accumulation de ses désirs et ses refoulements, son amour et sa haine, ses fantasmes et ses dégoûts. Sa vision pseudo-nouvelle ne vient pas d’une illumination ou du néant, mais bel et bien de la trajectoire qui l’a mené jusqu’ici.

« En fin de compte, vous réaliserez que tout est dérivé de la nature. Tout est énergie qui se condense en un objet naturel, qui inspire l’esprit humain à la production d’un artéfact. Cet artéfact créé depuis le naturel engendrera à son tour par inspiration la naissance d’un nouvel artéfact. Et le cycle continue ainsi jusqu’aux totems qui se dressent devant vous et moi. La boucle ne se referme que le jour où ce dernier retourne à la nature. La dégradation occasionnée par le temps est effectivement inévitable. Chaque particule de cet artéfact se décomposera plus ou moins rapidement pour retourner à sa forme la plus basique pour ensuite être enfin réassimilée par les sols.

« Mais je m’égare. La technique que j’adopte est pourtant bien courante. Il s’agit de l’échantillonnage, ou plus communément dit, du sampling. Ce n’est pas parce que je copie des pièces d’autres auteurs que je discrédite mon intégrité, car il ne s’agit ici pas d’une simple réplique de ce que d’autres ont fait, mais réellement d’une inspiration. Je l’observe sous tous ses angles, la dissèque, puis l’adapte à mon propre contenu, y ajoutant mes couleurs et mes émotions.

« Qu’on me traite de voleur, bien qu’il n’en soit rien. Si je suis voleur, vous êtes alors hypocrites, car vous m’accusez d’un crime dont nous sommes tous inculpables. »

Le totem que Kamaal venait d’ériger était monstrueux. Selon ses éclaircissements, il s’agit d’un démon bienveillant que les Anciens nommaient le Maraudeur de Minuit. Selon les croyances antiques, il vagabonderait de village en village pour apaiser les nuits des esprits agités qui se résigneraient à bien vouloir écouter ses longues histoires. Telle est l’ambivalence du Maraudeur de Minuit : monstrueux mais charmant, il est la représentation de la force et de la douceur.

Comme de coutume, le soir même, un potlatch a été organisé autour du totem. La Nation Zulu, dont la tribu Quest était affiliée, s’était réunie en l’honneur à cette consécration. Ali, qui était issu d’une famille de shamans, jetait des sorts au totem. En appliquant sa magie, le totem commença à prendre vie. On pouvait le voir se balancer de gauche à droite, envoûtant l’esprit du public. Kamaal, appuyé contre la souche du thuya, hochait nonchalamment la tête, pendant que Malik, en transe, dansait autour du totem, accompagné d’autres membres de la Nation Zulu.

Le Maraudeur de Minuit a été le dernier totem influent que la tribu Quest ait construit en tant que groupe. Par la suite, des différends entre les membres ont ruiné la cohésion qui semblait autrefois innée et inébranlable. D’autres tours ont été érigées, mais la magie avait disparu : les totems ne dansaient plus malgré la sorcellerie d’Ali, Malik ne souriait plus lors de ses pas hésitants et Kamaal ne se contentait que de rester appuyé contre la souche sans plus aucun hochement de tête.

Tracklist:

  1. Midnight Marauders Tour Guide
  2. Steve Biko (Stir It Up)
  3. Award Tour (Feat. Trugoy)
  4. 8 Million Stories
  5. Sucka Nigga
  6. Midnight (Feat. Raphael Wiggins)
  7. We Can Get Down
  8. Electric Relaxation
  9. Clap Your Hand
  10. Oh My God (Feat. Busta Rhymes)
  11. Keep It Rollin’ (Feat. Large Professor)
  12. The Chase, Part II
  13. Lyrics to Go
  14. God Lives Through
  15. Hot Sex

 Post scriptum

a-tribe-called-quest-we-got-it-from-here-thank-you-4-your-service-cover-artLe 9 novembre 1993, pendant la pratique traverse glorieusement son Age d’Or, A Tribe Called Quest délivre son troisième album tant attendu. Simultanément, une autre tribu, le Wu-Tang Clan relâche sa bête éléphantesque qu’est « Enter the Wu-Tang » (AKA « 36 Chambers »).

Rétrospectivement, avec « Midnight Marauders », Q-Tip et ses acolytes ont accompli un exploit : leur opus a su égaler l’excentricité formidable que « 36 Chambers » proposait. Il semble parfaitement illusoire d’essayer de déceler une certaine contiguïté entre les deux albums, mais l’originalité admirable de ces deux pièces est ce qui justifie leur aspiration au statut de classique. « Midnight Marauders » n’est pas uniquement considéré comme l’un des meilleurs albums du groupe ; une approbation unanime lui a été accordée par l’entièreté de la sphère Hip Hop. Le volume a su affronter la dégradation apportée par le temps avec brio, restant jusqu’à aujourd’hui un pilier irremplaçable des fondations du Hip Hop.

Le 11 novembre 2016, deux jours avant la publication de cet article, le premier album du groupe en 18 ans « We Got It From Here… Thank You 4 Your Service » est finalement rendu publique. Avec une carrière qui s’étend sur plus de 25 ans, le souffle de A Tribe Called Quest semble s’être affaibli. Le foyer qui hébergeait autrefois une flamme éminente ne loge désormais plus qu’une nuée de braises prête à retourner à la nature. C’est avec une mélancolie sincère que s’écoulent les seize morceaux de l’ultime opus posthume à Phife Dawg. A Tribe Called Quest est une grande puissance mondiale d’antan qui a su progressivement perdre son autorité avec grâce. A Tribe Called Quest peut tirer sa dernière révérence la tête haute.

Phife Dawg, rest in peace.

Tribe, we got it from here… Thank you for your service.

Tracklist:

CD 1

  1. The Space Program
  2. We the People
  3. Whateva Will Be (Feat. Consequence)
  4. Solid Wall of Sound (Feat. Busta Rhymes & Elton John)
  5. Dis Generation (Feat. Busta Rhymes)
  6. Kids… (Feat. André 3000)
  7. Melatonin
  8. Enough!!

CD 2

  1. Mobius (Feat. Consequence & Busta Rhymes)
  2. Black Spasmodic (Feat. Consequence)
  3. The Killing Season (Feat. Kanye West, Talib Kweli & Consequence)
  4. Lost Somebody (Feat. Jack White)
  5. Movin Backwards (Feat. Anderson .Paak)
  6. Conrad Tokyo (Feat. Kendrick Lamar)
  7. Ego (Feat. Jack White)
  8. The Donald (Feat. Busta Rhymes)